Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Et maintenant,  quel « ordre  de  bataille » ?

« Macron nous fait la guerre et sa police aussi » : le slogan sonne comme une évidence. Le néolibéralisme français mobilise des armes et des stratégies militaires contre les manifestations, attaque frénétiquement les associations, les libertés et même la LDH. Il use cyniquement des armes institutionnelles pour imposer une loi contre le pays. La mobilisation la plus puissante depuis un demi-siècle, ne l’a pas fait plier, n’a pas contrebalancé le poids des marchés financiers dans les décisions présidentielles. 

En trente ans, les conditions de la bataille sociale et démocratique ont été bouleversées. Les stratégies de mobilisation héritées des compromis sociaux fordistes sont devenues inopérantes. Nous nous sommes déjà  heurtés à cette inflexibilité brutale sans en tirer toutes les leçons. En 2010 comme en 2016, des mobilisations longues et fortes se sont soldées par des défaites et seul le Covid nous a sauvé de la « retraite à points » en 2020. La brutalité de la répression est allée crescendo avec une accélération sidérante durant le mouvement des Gilets jaunes en 2019. Quant aux libertés publiques, la frénésie législative sécuritaire et antiterroriste de toutes les majorités successives a commencé à creuser leur tombe. 

Le projet de liquidation des compromis sociaux hérités du fordisme a besoin de se débarrasser de la démocratie sociale comme de la démocratie tout court. Il conduit dans le monde entier une brutalisation des rapports sociaux et politiques. Depuis le début du siècle, les situations d’émeutes, d’affrontements civils et de répression violente se sont multipliées, scandées par des vagues de soulèvements : 2005- 2008 (France et Grèce), 2011-2014 (printemps arabe, place Taksim, Ukraine, Hong Kong),  2019 (Gilets Jaunes et 20 pays sur quatre continents), 2020-2022 (Black Live Matter et Iran). Mais cet enchaînement historique de mobilisations nationales est aussi un enchaînement de défaites. 

Les rares soulèvements qui ont été victorieux ont dû leur puissance à la dynamique constituante nationale et populaire qu’ils ont fait émerger. C’est le cas de l’Ukraine (2014)  et du Chili (2019-2020). La répression y a été sanglante. Mais la résistance à la violence d’État a été la base d’une solidarité organisée, la mise en œuvre pratique d’une autre conception du corps social, la refondation d’un peuple comme puissance collective.

En France, depuis trois mois, de mobilisations massives en action sauvage de blocage, de grèves tournantes en casserolades décentralisées, on sent bien  que quelque chose se cherche et se passe qui est de cet ordre. La résistance est passée de la défense de la retraite au sens de la vie et du travail, de la mobilisation syndicale à la présence dans le même cortège du Pink-block, ou de bassines en plastique rappelant les exactions du pouvoir à Sainte Soline. L’unité de l’intersyndicale a produit cette mobilisation exceptionnelle ouverte à tous les combats contemporains. 

Chacune et chacun sent bien que maintenant, la bataille ne peut être que globale et de long cours. Il s’agit moins de « faire plus » que de viser plus haut. Le néolibéralisme installe le chaos social par la paupérisation, la précarisation, la croissance des inégalités, la casse des services publics, la mise en concurrence universelle des individus et des groupes et la corruption. Ce chaos dévaste le  pacte national de solidarité sociale. Il dissout le peuple comme « démos », comme « Nation », seule détentrice légitime de la souveraineté (l’article 3 de la déclaration des Droits de l’Homme). Le soulèvement se produit quand le refus d’une décision singulière (le prix du métro, le prix de l’essence ou l’âge de la retraite) mobilise le refus du chaos et l’aspiration à un nouveau pacte social. Les soulèvements du XXI° siècle, des printemps arabes aux Gilets jaunes, ont plus souvent brandi le drapeau national que toute autre bannière.

Or sur ce terrain, sur le marché politique, en France comme ailleurs, c’est l’extrême droite qui tient boutique en proposant une restauration nationale sécuritaire, liberticide et raciste construisant du commun dans le lynchage, et érigeant le ressentiment en principe d’ordre public. 

Faire peuple ensemble est la seule voie d’une souveraineté politique retrouvée, le seul moyen de contester l’hégémonie menaçante du Rassemblement national. Ensemble, « beaufs et barbares » comme le préconise Houria Bouteldja, « banlieues et campagnes populaires » comme l’exprime François Ruffin, mais aussi dans toutes les dimensions et tous les terrains de ce « soulèvement du vivant ». Faire peuple ensemble, le pays en a une expérience récente dans la mobilisation solidaire contre le COVID. Faire peuple ensemble, on le ressent physiquement dans les émotions de la rue rassemblée. Un nouveau pacte national de solidarité est en germe dans la mobilisation de ces derniers mois. 

Mais faire peuple nécessite aussi de se parler et de dire ensemble. Les lieux et les moments de cette construction ont été les grands absents de la séquence qui s’achève. Il nous a manqué cette parole commune. Il est urgent de délibérer ensemble, de construire ensemble un autre discours, d’aller puiser dans ce savoir-faire collectif pas si ancien qu’ont été les Forum sociaux, les places occupées, les ronds-points, les Assemblées des assemblées des Gilets jaunes ou Nuit debout. 

Aujourd’hui, officiellement, « l’ordre civil est un ordre de bataille’ (Foucault). Notre nouvel ordre de bataille populaire ne peut être que constituant.

Alain Bertho

Une version longue de cet article est parue dans Regards le 24 avril.

Cet article fait partie du dossier :

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