Un mouvement social est toujours culturel. Ce mouvement contre la réforme des retraites est hors norme et d’une grande créativité. Il dépasse dans les chiffres mais aussi dans la profondeur des colères assemblées bien des mouvements du 20ème siècle. Alors que tout un pays semble se lever, la mobilisation du secteur culturel est contrastée et parfois assez timide.
Depuis la mise en place du 49.3, les prises de position de “personnalités” se sont multipliées mais pas forcément d’où nous l’attendions. Des youtuber-beuse-s à succès, des streamer-euse-s, des influenceur-euses sont sorti-e-s du bois, souvent pour la première fois de leur carrière. Ielles parlent de leurs parents, du sentiment d’injustice dans le monde du travail et expriment leurs colères face au déni démocratique, face aux violences policières… Leurs prises de position ont des effets immédiats sur la mobilisation de la jeunesse. Alors que certain-e-s se disent apolitiques, ielles ont pris le risque de perdre des “abonné-e-s” et de faire bouger leur image pour des raisons de mobilisation sociale et démocratique. Ceux et celles qui s’intéressent au monde du numérique savent que ces positionnements ne tombent pas du ciel et sont le fruit d’une longue maturation. La particularité du moment réside dans l’aspect “lutte des classes” des prises de parole.
Grèves, théâtre occupés, actions coup de poing : le secteur culturel “traditionnel” est lui aussi mobilisé. La réforme de la retraite aura des impacts énormes sur des salarié-e-s aux carrières souvent discontinues. Pourtant cette mobilisation est comme partielle. Alors que les directeurs et directrices de structures culturelles (théâtres et compagnies) avaient pris position lors de la mobilisation de l’hiver 2021, leur silence est cette année assourdissant. Il a fallu attendre 3 mois pour que paraisse un appel de 300 professionnel-le-s de la culture (principalement issu-e-s du cinéma français). Pourtant présent-e-s quotidiennement dans les médias pour promouvoir leurs créations, rares sont ceux et celles qui pensent utile de dire un mot sur le conflit en cours. Tout cela doit leur sembler bien lointain ou alors les craintes de déplaire à leurs financeurs (État, collectivités, mécènes…) sont trop grandes. Il se joue sans doute aussi une rupture politique profonde, une logique de classe qui ne dit pas son nom. Issu-e-s, bien souvent, de la bourgeoisie culturelle et/ou économique, et ayant des salaires au-dessus de la moyenne, ielles sont à l’abri des contingences matérielles. L’attitude du public lyonnais sifflant une intervention d’un musicien syndicaliste avant un concert raconte combien le spectacle vivant, de la scène au public, reste bien souvent une pratique de classe.
Il est pourtant crucial, de l’urgence climatique à l’urgence sociale, de mettre en récit une réalité souvent insupportable. Il faut des mots, des histoires pour mettre en perspective et en fable, pour dire de milles manières les conflits et les rassemblements qui font que l’Histoire est mouvement. Des réseaux sociaux aux piquets de grève, le mouvement n’attend rien de “personnalités” qui ont choisi leur camp depuis longtemps mais accueillera ceux et celles qui offriront une pierre artistique à cette construction qu’est le futur.
Laurent Eyraud-Chaume
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