A propos du quarantième anniversaire de sa mort survenue le 24 décembre 1982.
Ecrire sur Aragon en ce quarantième anniversaire de sa disparition dans un article est difficile si on veut brosser un tableau d’ensemble sur le poète, l’homme, l’écrivain engagé et serait forcément un raccourci n’apprenant rien au lecteur qu’il ne sache déjà. Si on cherche une vue d’ensemble, on ne peut que conseiller la lecture de la biographie de Pierre Juquin [1]qui conjugue le lien vivant que l’auteur a eu avec Aragon et un travail d’historien rigoureux, qui de plus se lit comme un roman passionnant. En tant que fils de déporté résistant et militant me réclamant de Léon Trotsky, j’ai choisi de parler de l’affaire Manouchian et du positionnement qui a été celui d’Aragon.
Les années qui suivent la mort de Staline, puis le début du dégel avec le XXème congrès du PCUS levant un voile sur les crimes de la dictature, opèrent chez Aragon un retour en poésie. Le Roman inachevé est une œuvre de lyrique intérieur. Pierre Juquin écrit : le drame du stalinisme pose à l’individu communiste une question d’identité… cette tragédie, va-t-elle, sans fin, pour toutes les générations recommencer ? [2] Loin du nickel ébloui des vélos prolétariens qui célèbrent le retour de Maurice Thorez d’URSS, loin de Jeanne d’Arc filant la quenouille au milieu de ses moutons en attendant qu’une voix divine l’enjoigne d’aller sauver la France, Aragon fait sur lui-même un travail de bilan de son activité, là dans les formes de la poésie. L’amour y reprend toute sa place. Quelque part c’est une poésie du remords : qu’avons-nous fait ? Où est la part de l’ombre et de la lumière dans ce que nous avons fait ?
Au cœur de cette interrogation revient alors l’affaire du groupe de Missak Manouchian…
Le disque de Léo Ferré les chansons d’Aragon, publié en 1959, moment important dans une période d’essor de la chanson à texte, fit connaître L’Affiche rouge au grand public. Le poème à la fin du recueil s’intitule Strophes pour se souvenir. Il écrit sur les 21 de la FTP-MOI, fusillés au Mont Valérien le 21 février 1944. Le service de presse de la Wehrmacht avait fait placarder sur les murs de la capitale cette affiche rouge devenue depuis célèbre, qui montrait les photos des membres du groupe et dressait le catalogue de leurs activités dites terroristes. Le responsable, Missak Manouchian, poète arménien et militant communiste, est entré dans la Résistance en 1941, au moment de la rupture du Pacte germano-soviétique. Il est affecté en février 1943 dans les FTP-MOI de la région parisienne et organise un réseau de militants d’origine juive, espagnole, polonaise, arménienne… tous internationalistes. Ils ont fui la répression nazis et sont venus en France continuer la lutte en se mettant sous la protection du mouvement ouvrier. Saboteurs efficaces, ils prennent tous les risques. Le groupe exécute à Paris le responsable nazi Otto Titter organisateur du STO. Ils tombent dans des conditions suspectes, qui susciteront bien des interrogations, en particulier dans les années 1980. Ce n’est pas faire injure à la vérité que de dire qu’ils ont été lâchés par la direction du PCF qui se préparait à gouverner avec De Gaulle : des noms comme Grzywacz, Elek, Manouchian, Alfonso… cela fait désordre pour un parti d’un futur gouvernement d’union nationale. Staline avait donné l’orientation à Maurice Thorez lors du dernier entretien avant son retour en France : pas de sottises, il faut soutenir De Gaulle ! Jusqu’en 1955, la mémoire des 21 disparaitra de la politique officielle du PCF, c’est Pierre Juquin qui l’écrit. Juste un hommage discret tous les ans devant une plaque commémorative.
C’est en 1955, soit deux ans après la mort de Staline, que Jacques Duclos diligente une enquête sur le groupe Manouchian, en vue d’une inauguration de rue en l’honneur des partisans FTP-MOI. L’écrivain Didier Daeninckx[3] , auteur du roman historique Missak, fait revivre le journaliste Louis Dragère, personnage bien réel, chargé par Duclos d’approfondir la question. Pierre Juquin, qui fut un responsable national du PCF et de surcroit parlementaire, retrace :
« Au total plusieurs milliers d’immigrés et d’étrangers ont, dans la Résistance, défendu et honoré la France, mais ils ont longtemps été méconnus ou occultés dans les années qui ont suivi la Libération, tant par la mémoire gaulliste, que, dans une certaine mesure, par la mémoire communiste officielle… [4]
Et il ajoute :
Dans sa poésie de la résistance, Aragon a entendu Jeanne filer, Roland sonner le cor. Il a senti le souffle de l’an II, et même retrouvé la légende d’un aviateur de 1914-1918… Mais la triste vérité le poursuit : il n’a pas chanté Manouchian, à l’égal de Péri ou Politzer ! Pourquoi ce criant oubli ? Du communisme national il ne démordra jamais. Mais qu’est-ce que la nation ? En a-t-il donné une vision assez large, assez juste, sans chauvinisme ? Aragon souffre, il s’interroge. Il aurait dû. Il invente cette expression superbe : Français de préférence. » [5]
On imagine l’étonnement de Jacques Duclos, qui est en fait dans la direction du PCF, celui qui a été l’agent de Staline dans le parti français, en face de ce qu’il va découvrir. Rappelons que dans les années 1938-1940 ont transité par le parti français et par la personne de Duclos un certain nombre de préparatifs qui faciliteront l’assassinat de Léon Trotsky au Mexique. Charles Tillon, qui fut l’organisateur de la résistance armée communiste, refusa toujours par méfiance de transmettre à Duclos le fichier des FTP-MOI…
Louis Dragère découvre le personnage d’Armenak Dav’Tian, ex-président de la république soviétique d’Arménie et entré en dissidence sous Staline. Rappelé à Moscou, Il s’enfuira avant d’être exécuté parce qu’il appartenait à l’opposition de gauche trotskyste. Il émigre à Paris, milite avec le fils de Trotsky, Leon Sedov, puis rejoint ses frères arméniens dans la résistance FTP-MOI. Missak Manouchian connaissait parfaitement cette trajectoire. Il intègrera Dav’Tian en 1943 dans le détachement arménien, s’opposant ainsi à toutes les consignes politiques de la direction du PCF et de Jacques Duclos. Il faut rappeler à l’époque que les trotskystes étaient dénoncés comme des hitléro-trotskystes, alliés du Mikado ou de la Gestapo et qu’il fallait les éliminer. Découverte troublante de Dragères lors d’une rencontre avec Aragon : il consulte le 25 décembre 1954 l’original de la lettre envoyée par Missak à son épouse Mélinée avant d’être fusillé et que celle-ci a transmise à Aragon. Elle se conclut dans les termes suivants :
…Aujourd’hui il y a du soleil, c’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai Adieu ! A la vie et à vous tous ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et à ceux qui nous ont vendus.
Ce paragraphe a été modifié pour des raisons politiques. Pierre Seghers avalise en 1974 la version officielle qui devient[6] :
…Aujourd’hui il y a du soleil, c’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai Adieu ! A la vie et à vous tous ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près…
Les quelques lettres que nous avons de Manouchian se terminent toujours par : vive le mouvement ouvrier international ! Manouchian et ses camarades meurent en internationalistes. Jean Pierre Timbaud le 22 octobre 1941 à Chateaubriant était tombé après avoir crié : vive le parti communiste allemand, donnant par-là la dimension internationaliste de son combat de communiste et de syndicaliste. Lors du procès de Riom, Léon Blum, face aux juges diligentés par Vichy, le fait mourir chantant la Marseillaise !
Si l’on compare la lettre d’adieu écrite par Missak à sa femme Mélinée, on ne trouvera aucune trace de salut cocardier ou de nationalisme. Aragon prétendra avoir retranscrit dans ce poème ce que l’auteur y a écrit :
…Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense… [7]
Ces deux vers sont effectivement fidèles aux positions de Missak :
Bonheur à tous, bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand…
Par contre la fin du poème est conforme à la politique cocardière du PCF peu conforme à ce que fut le groupe Manouchian :
…Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant
On laissera à Pierre Juquin le soin d’avoir souligné le problème de fond : « du communisme national Aragon n’en démordra jamais ». Le choix de la résistance armée était la forme nécessaire que prenait alors le combat politique pour la République sociale…
Le travail de deuil qu’Aragon commence avec le Roman inachevé sur le « communisme historique » va se poursuivre à travers des contradictions insoutenables jusqu’à la fin de sa vie. Au moment de l’insurrection de Budapest il approuve la position du parti, mais aide et sauve des écrivains appartenant au cercle Petôfi.
Ainsi cet épisode relaté par Pierre Juquin : le 30 juillet 1962 Louis Aragon et Elsa Triolet se rendent à Prague. Il y prononce une conférence devant un parterre d’officiels, d’écrivains et d’artistes, de cadres du parti communiste. Il s’oppose aux théoriciens qui prétendent orienter le travail des créateurs. Il prend fait et cause pour la liberté de pensée. C’est l’époque de la répression contre les artistes et écrivains, notamment Milan Kundera. Se tournant vers les cadres du PCT, qui six ans plus tard seront des organisateurs du printemps de Prague, il fait nommément référence à Léon Trotsky.[8]
Rien n’effacera la part prise par Aragon de 1930 à la mort de Staline, dans le soutien à ce régime de dictature sanglante qui a effacé à l’échelle internationale une génération révolutionnaire, endigué la Révolution sociale en Espagne de 1936 à 1939, en Grèce, France et Italie en 1945. Sur le plan de la littérature il a, après sa rupture avec le surréalisme, encaserné l’art dans le réalisme prolétarien. Mais de grâce, l’homme, le poète, le politique a eu un cheminement qui l’a amené à commencer un travail d’inventaire sur les engagements de sa génération. N’oublions pas de le souligner.
Laissons le poète et ses pas perdus dans « La nuit de Moscou :
« Qu’importe si la nuit à la fin se déchire
Et si l’aube en surgit qui la verra blanchir
Au plus noir du malheur j’entends le coq chanter
Je porte la victoire au cœur de mon désastre
Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres
Je porte le soleil dans mon obscurité ».[9]
Notes:
[1] Aragon, un destin français (en 2 tomes), Editions de La Martinière, 2013.
[2] Pierre Juquin (ibidem)
[3] Pierre Daeninck (né en 1949) est l’auteur d’enquêtes historiques et se définissant depuis 1990 comme communiste libertaire. Le roman Missak est publié en 2009.
[4] Pierre Juquin Volume 2, page 507.
[5] Pierre Juquin Volume 2, page 509
[6] La Résistance et ses Poètes, Seghers, page 314.
[7] La Lettre d’adieu à Mélinée peut être consultée à l’adresse suivante : http://pcf.evry.pagesperso-orange.fr/manoulettre.htm
[8] Juquin, tome 2, page 576.
[9] Le Roman inachevé, Poésie Gallimard, page 234.
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