Pour Aristote et Platon, le mot politique est l’intervention sur son sort et sur le sort commun. L’art est une invitation à se dépasser. Pour Brecht, il est « S’exercer au plaisir de transformer la réalité ». J’en fais ma définition de la politique.
Sa compréhension du réel ne laisse pas les apparences nous envahir mais souligne que le réel n’existe qu’à travers des interprétations. Lorsqu’une œuvre est perçue comme artistique, c’est que, jusqu’à son esthétique, elle fait faire un pas de côté hors de la normalité. C’est le tableau de Magritte « Ceci n’est pas une pipe » et la mise à distance nécessaire entre la représentation du réelle et le réel lui-même ; le « mentir vrai » d’Elsa Triolet. Enjeu de taille si on pense que l’information télévisuelle veut nous faire croire que l’image serait dépourvue de toute subjectivité ou que l’économie serait aussi indiscutable que les lois de la nature.
La fiction donne une image de possible à ce qui n’apparaît pas comme tel au premier abord. On peut rapprocher le « Faut pas payer » de Dario Fo et le mouvement social à Milan des années 1970 disputant en actes les pouvoirs au patronat et à l’Etat ou au mouvement populaire en Guadeloupe en 2010 investissant les supermarchés pour fixer ce qui semblait être le juste prix. Oser se projeter dans un ailleurs et comme prônait Brecht, mettre en crise les représentations dominantes.
Une œuvre, si elle est toujours du particulier, parle à tous, et traverse le temps. Elle est un « je » qui s’affronte avec le sort, avec ce qui paraît donné. Elle est un croisement entre des désirs intériorisés et une manière de les socialiser. Ainsi les mythes grecs nous parlent encore. L’art s’imbibe du réel et en fait de l’exceptionnel. Mais un exceptionnel qui parle de notre monde comme Maupassant ou Ken Loach. Que chacun cherche en parlant de lui, comment un monde pourrait être gouverné par les aspirations humaines, cela ne dégagerait-il pas un dénominateur commun à tous ?
L’art capte les signaux avant-coureurs de la société mais encore faibles en se situant à la fois dans la continuité et dans la rupture avec le déjà fait. Subvertir participe de la condition humaine. On se forme en désobéissant. Il n’est qu’à penser à l’adolescence. Cela peut s’exprimer sans toujours de signifié littérale ; la forme est du signifiant. Ce qui sort le spectateur de toute passivité. Le Caravage annonce l’humanisme avec ses représentations de Saints par des trognes de pauvres hères. On pense à la liberté que prend un Beethoven avec ses arythmies et ses dissonances, en cela expression de la liberté que prennent les Lumières et la Révolution Française. Ces artistes, parce qu’ils saisissaient le sens de la réalité, en saisissaient le mouvement. Ils annonçaient vers quoi le monde allait. C’est la projection d’un futur qui nourrit le présent et qui parle à tous. Sinon à quoi bon ? Que reflètent les luttes, mouvement multiples, initiatives de type coopératif souvent de manière non explicitée ? Vouloir participer pleinement et accomplir. Pas de s’enfermer dans la normalité institutionnelle.
Les grands moments de l’irruption populaire qui font l’Histoire sont des récits dont la fin n’est pas écrite à l’avance (on défend encore les acquis du CNR). Encore faut-il se projeter dans l’impensé pour, comme l’écrivait Aragon à propos de Desnos, « accomplir notre propre prophétie ». On comprend alors que les restrictions budgétaires dans le domaine culturel n’ont pas pour seule inspiration de faire des économies.
Pierre Zarka
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