Que de discussions, de mouvements, d’analyses autour du “phénomène” Squid Game… Produite par la plateforme Netflix, cette série coréenne qui met en scène le meurtre organisé de 464 personnes désespérées, risquant leur vie sur six jeux d’enfants pour un peu plus de 32 millions d’euros, connaît un tel succès que plus de 90 millions de personnes en ont visionné les 9 épisodes.
Que signifie cet engouement planétaire ? Pourquoi cette série-là, et pas une autre ? Plus largement, les dystopies sont-elles un impact sur notre société, ou en sont-elles le reflet ?
Les conséquences du visionnage de la série dans notre réalité sont étonnantes. Effets amusants, la demande de cours de coréen en ligne a bondi de 65 % en France, et les costumes se vendent comme des petits dalgona (les gâteaux du jeu !). Mais il se passe tellement de choses autour de cette série qu’il est difficile de suivre : dans plusieurs pays, les jeux de la série vont être recréés pour un public choisi, brouillant la frontière entre réalité et fiction. Les fans rêvent de séjourner dans des lieux semblables aux décors : ainsi un des appartements de la « Muralla Roja » de Ricardo Bofill, résidence dont l’enchevêtrement d’escaliers fait écho à la série, serait depuis peu en location sur Airbnb.
Les décors de la série renvoient à des thématiques très anciennes. La série est en effet conçue comme une réécriture du combat contre le Minotaure. Les participants au Squid Game sont enfermés sur une île labyrinthique. Ils affrontent à la fois des ennemis extérieurs et leur propre monstruosité, symbolisée dans le mythe par le Minotaure. Chaque personnage est son pire ennemi, et – sans spoiler ! – c’est pourquoi le sixième épisode prend aux tripes…
Qu’est-ce qui explique ces envies paradoxales ? Sommes-nous tous suicidaires, prêts à mourir pour de l’argent ? Notre civilisation est-elle perturbée, chatouillée par une curiosité morbide pour la violence des éliminations ?
Soyons sérieux, cette fascination des foules pour le sanglant n’est pas franchement nouvelle… Squid Game n’est pas la seule série violente produite par Netflix. On y trouve, par exemple, l’adaptation d’Alice in Borderland de Haro Aso. Le pitch ? Trois adolescents sont projetés dans un Tokyo parallèle, dans lequel ils doivent participer à des jeux cruels pour survivre. Une histoire familière… A vrai dire, c’est tout aussi violent. Mais le succès n’a pas dépassé le cercle des fans. Peut-être est-ce trop sombre. Pas de couleurs pastel. Juste du gore, qui retourne un peu l’estomac.
Une hypothèse : Alice in Borderland, c’est du fantastique, complètement coupé du monde réel. Squid Game, c’est une dystopie, de la SF qui joue sur une anticipation légère : “ça n’existe pas encore, mais on n’en est pas loin”. Le complotisme joue sur cette idée d’anticipation : chaque personnage de la série a signé à ses débiteurs une reconnaissance de dettes promettant de donner leurs organes en cas d’échec à rembourser. Or, “vendre ses organes”, nous dit-on, “ce n’est pas de la SF (en Chine…)”. Tremblez, Squid Game est déjà là !
Et puis, si les personnages sont un peu schématiques, ils dessinent un spectre humain assez large : hommes, femmes, victimes, truands, diplômés, travailleurs manuels… Personne n’y échappe. L’existence du jeu serait donc une conséquence de notre monde malade, dans lequel les inégalités sociales mènent à toutes sortes d’abus. Dans l’épisode 5 intitulé « Un monde juste », le maître du jeu tient un discours étonnant : « Ici les joueurs jouent à un jeu équitable et sont tous dans les mêmes conditions. Ces personnes souffraient d’inégalités ou de discrimination dans le monde. Nous leur offrons une dernière chance de se battre de manière juste et de gagner. »
Voilà une affirmation pour le moins contestable ! S’il est vrai que certains candidats souffrent de discrimination, à l’image d’Ali, exilé pakistanais exploité par un patron sans vergogne, le jeu n’est ni juste, ni équitable… Loi du plus fort, meurtre, trahison mais aussi triche, protection inique : c’est, au contraire, un monde totalitariste et cynique qui exploite la faiblesse pour son propre amusement. Car c’est l’argent qui mène la danse.
Plus intéressant, la série s’affirme dans le monde réel comme symbole de la lutte des classes. L’intelligence de la dystopie, c’est de permettre une réflexion sur notre propre société. Le numéro du Squid Game, qui apparaît à l’écran, a généré chaque jour plus de 4000 appels… Canulars téléphoniques, dans la plupart des cas, et c’est heureux. Mais cela n’en reste pas moins révélateur d’un malaise.
Les travailleurs coréens se sont aussi emparés de la référence. Actuellement, à cause du COVID, les seules manifestations autorisées sont celles qui réunissent… une personne (une seule, ce n’est pas une erreur…). Malgré cela, et malgré une culture très respectueuse des règles, des milliers de coréens (on parle de 30 000 personnes) sont descendus dans les rues de Séoul le 20 Octobre dernier, en costume rose de Squid Game (celui des bourreaux, pourtant), afin de demander de meilleures conditions de travail. Dans un pays dont l’endettement des ménages équivaut au PIB, cela prend un sens particulier. La série touche toutefois un nombre de spectateurs qui dépasse largement la population coréenne. On peut trouver que la critique est caricaturale, que les méchants sont riches, vicieux, amoraux, blancs, voire américains (l’accent)… Mais si tant de gens se sentent concernés, c’est que la situation dépasse le cliché. Les inégalités gagnent du terrain et les sommes partagées par quelques-uns sont si effarantes que le commun des mortels peut aisément s’identifier aux participants : comme eux, il n’a aucune prise sur les événements, perd sa vie à la gagner (encadré 2) pour le seul bénéfice de ceux qui aiment ouvrir la boîte de Pandore…
“La série ridiculise la croyance néolibérale selon laquelle le succès est le résultat de l'effort et du mérite, défend la dignité de la grève comme expression de la camaraderie dans la mémoire d'un personnage par opposition à l'individualisme, critique l'exploitation sauvage des travailleurs migrants en présentant un travailleur pakistanais comme un exemple éthique face à la bassesse et au cynisme d'un escroc financier, démonte le dogme néolibéral de la "liberté de choix" et présente même le machisme comme consubstantiel à la dynamique de compétition.” L’avis De Pablo Iglesias Sur “The Squid Game”, L’autre Quotidien, octobre 2021.
L’engouement pour la dystopie, genre particulièrement pessimiste puisqu’il s’agit d’imaginer les conséquences d’une société déviante, touche particulièrement les jeunes générations. Or, selon plusieurs sondages, notre jeunesse est morose… (encadré 3) De là à déduire que le succès des dystopies est, si ce n’est une conséquence, du moins un reflet du moral des jeunes, il n’y a qu’un pas. Quand on est optimiste, on imagine un monde meilleur. Sinon, on (re)lit le Meilleur des Mondes…
Selon une enquête mondiale réalisée auprès d’environ 10 000 jeunes, ils sont 75 % à penser que l’ « avenir est effrayant » et 56 % à considérer que « l’humanité est condamnée ». Un jeune sur deux est persuadé qu’il aura moins d’opportunités que ses parents et 50 % des jeunes déclarent ressentir de la détresse ou de l’anxiété à propos du climat.
Toutes ces raisons expliquent-elles réellement le succès de Squid Game ?
Automates avides d’images fortes, laissons-nous un algorithme nous suggérer (encadré 4) les incontournables ? “Netflix and chips” sera-t-il le nouveau “Panem et circenses” (encadré 5) ?
Actuellement leader sur le marché de la SVOD, Netflix a développé des algorithmes particulièrement puissants pour retenir ses utilisateurs et les encourager à consommer toujours plus de contenus. L’analyse de votre comportement en ligne, de vos “goûts” permet à la plateforme un mécanisme complexe de prédiction afin d’orienter vos prochains choix notamment vers les productions “maisons”. Une liberté surveillée donc...
En Grèce antique, la violence était partie intégrante du théâtre puisque le but était de purifier les spectateurs des émotions violentes qui les empoisonnaient - c’est ce qu’on appelle la catharsis - et de les renvoyer ensuite à une vie plus saine, délivrée de « l’hubris », la démesure condamnée par les dieux (et l’état). Pire encore, on sait que le théâtre romain donnait des représentations « réalistes » : il arrive que sous l’empire, des condamnés à mort soient exécutés sur scène, de la façon dont le personnage incarné perdait la vie.
Ou bien, cédons-nous simplement, par ennui et désœuvrement comme les commanditaires masqués de la série, au plaisir paradoxal de regarder mourir (pour de faux) des gens pauvres dont la vie est pire que la nôtre, et réconfortés, enfin privilégiés, de parier sur les chances de survie de nos favoris ?
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