Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Géopolitique du libertarianisme.

Jean-Blaise Lazare

II – Deuxième partie :

Pour la première d’entre elles, la vie, on peut se demander s’il s’agit du droit à naître, à rester vivant, à survivre ou à exister. Il convient néanmoins de préciser ce qui relève du concept de vie, de survie ou d’existence. Si la première répond à une nécessité primordiale, non négociable relative aux besoins impératifs du corps à défaut de quoi l’individu meurt, la seconde répond à un besoin non létal de suivre le fil de ses désirs en trouvant une place, négociable, au sein d’une société. Si la survie et l’existence sont deux concepts qui méritent d’être considérés comme des valeurs cardinales, impliquant des droits inaliénables, peut-on pour autant parler de « droit naturel » ? En effet, la survie, tout comme l’existence, ne dépendent-elles pas, justement, de droits positifs, c’est-à-dire prescrits par une constitution et déclinés dans des corpus législatifs ?

Le principe de non-agression soutenu par les libertariens interdit l’usage de la force ou de la coercition. Mais, outre le droit de porter, de vendre et de se servir d’arme à feu, rien n’est dit pour expliquer comment les individus vont pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux, laissant planer une sorte de « main invisible » qui se dégage en creux de leur foi au capitalisme comme régulateur des problèmes sociaux. Pourtant, l’expérience montre que ce système engendre quantité d’inégalités et de tensions, débouchant sur des meurtres et des guerres, sans pouvoir les atténuer autrement que par un État régulateur et redistributif.

La liberté est un concept défini comme la possibilité de faire ce que l’on veut. Cela suppose l’existence de choix multiples et non contraints. Cependant, il apparaît fondamentalement que, en l’absence de tout élément de causalité agissant en nous, toute prise de décision serait impossible. Un choix suppose une préférence et celle-ci s’impose par l’importance de ce qui la conditionne. Sans ce phénomène, nous nous retrouverions alors dans la posture de l’âne de Buridan, qui finit par mourir de faim entre deux tas de foin, à défaut de pouvoir choisir lequel l’attire le plus. Les éléments qui conditionnent nos choix sont la preuve que notre décision ne relève pas d’une mystérieuse étincelle exogène ou endogène à nous-mêmes. En ce sens, notre vie est entièrement déterminée, et notre liberté réduite à néant. Cela pour camper ce qui appartient au réel et que notre corps, donc notre cerveau, ne peut maîtriser, tant les sens dont il est doté ne sont pas faits pour cela. Cependant, c’est en l’absence d’une pleine conscience des éléments qui nous déterminent, que nous avons la sensation de pouvoir choisir par nous-mêmes. La liberté n’est donc pas un fait, c’est un sentiment issu d’une fausse sensation. Comment peut-on faire de ce concept inconsistant réduit au statut de simple sentiment, un « droit naturel » ?

De nos jours, cette sensation peut être induite par de perfides pratiques, qui consistent à cacher une partie des choix qui s’offrent à une personne, en lui demandant de choisir entre celles restantes, dûment sélectionnées par le trompeur, lui donnant ainsi l’impression que l’individu est entièrement libre, alors que son choix aurait pu être tout autre s’il avait eu connaissance des autres options. Et dans bien des cas, les choix avancés sont présentés de telle sorte que l’un d’eux apparaît comme le plus attractif, porté par des discours propagandistes suggestifs ou subliminaux, venant se substituer, ou supplanter, les éléments de conditionnement intrinsèque qui auraient pourtant pu faire pencher l’individu vers une toute autre option. Voilà des principes élaborés et mis en pratique par ceux qui détiennent un pouvoir d’influence sur d’autres. Les tenants du capitalisme et du libéralisme n’en font pas exception, pour orienter et forcer le choix de leurs victimes sans qu’ils s’en aperçoivent, les maintenant dans un univers où ils ont l’impression d’être libres. S’agit-il là d’une véritable liberté de choix, et donc d’action, pouvant s’inscrire dans le cadre d’un « droit naturel » ?

Il n’est évidemment pas fait mention de la constitution de 1789 qui, dans son article quatre, toujours en vigueur, stipule que  : «  La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi  ». Invoquer, comme le font les libertariens, une quelconque éthique naturelle qu’ils nomment« raison », qui ferait que les individus s’interdiraient d’eux-mêmes de dépasser les bornes en question dans une société capitaliste, est aussi illusoire que de croire qu’un milliardaire va payer honnêtement ses impôts, conscient qu’il participe ainsi aux bien-être de la société.

Le principe de sécurité comme «  droit naturel  » paraît, comme la vie, aller de soi. Cependant, il convient, là aussi, de déterminer de quelle sécurité il s’agit. N’avons-nous pas besoin d’être sécurisé face à d’éventuelles agressions d’autres personnes, face à l’adversité des accidents de la vie, face à la maladie, face au vieillissement, face au manque de logements ou à leur insalubrité, au manque de nourriture etc. ? Si l’on considère que l’ensemble de ces sécurisations relève d’un droit, et qui plus est, d’un « droit naturel », alors comment l’organiser sans état ? Pour ne prendre que le droit de se défendre, si cher aux américains, il sous-entend le droit d’acheter une arme à feu et de s’en servir. Est-il une garantie suffisante pour se protéger de toute agression ? N’est-ce pas là encore une vue de l’esprit que l’expérience États-unienne dément chaque année ? Et quid de celui qui n’aura pas les moyens d’en acheter une ? Pour information, en 2022 ont à comptabilisé plus d’armes que d’habitants aux États-Unis et, au cours des 145 premiers jours de cette même année, le pays a connu 213 fusillades de masse. En l’espace de cinq mois le pays a enregistré 7732 homicides, auxquels il faut rajouter les 9702 suicides, tous réalisés par arme à feu. Là encore, l’idéal libertarien reste muet

Quant à la propriété, il semble qu’elle soit la cause de bien des maux plutôt qu’une solution à tous les problèmes. Une première remarque consiste à se demander s’il s’agit bien d’un « droit naturel » issu d’un « état de nature », alors que la propriété est apparue à un certain moment dans l’histoire de l’humanité sans avoir existé auparavant…

John Locke, à propos de l’état de nature, considère l’être humain comme propriétaire de son propre corps et que, par transitivité, ses productions sont aussi sa propriété. L’archéologie moderne ne met pas en lumière de tels comportements humains. Elle a plutôt tendance à mettre à jour le contraire, avec des groupes humains organisés autour de valeur de partage et de solidarité plutôt qu’autour de la propriété privée.

Pourtant, à la fin de l’empire romain, l’empereur Gratien nuançait déjà le droit de propriété en faisant valoir qu’il ne pouvait pas être opposable à des individus en état de besoins, conception reprise par l’église au XIe siècle lors de la création d’un premier État européen chrétien sous Grégoire VII. Si John Locke et Adam Smith font de la propriété privée la pierre angulaire de la société capitaliste à venir, ce n’est pas l’avis de Jean-Jacques Rousseau qui écrit en 1755, soixante cinq ans après John Locke, dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreur n’eut point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eu crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne  ». Il faut revenir à « la grande peur » suscitée par les émeutes de 1789, pour voir resurgir la propriété privée au cours des débats, seule cause que les nantis s’efforçaient de défendre pour sauvegarder l’essentiel de leurs privilèges. La toute nouvelle assemblée nationale, dans sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, décréta dans son article II, quatre « droits naturels » et imprescriptibles  : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. A cette époque, les nobles et riches bourgeois débattant sur la propriété se sont largement inspiré des théories de John Locke pour hisser le droit de propriété au rang de droit fondamental. Son caractère sacré s’est cependant effrité devant l’article 17 qui le nuance en donnant la primauté à « l’intérêt général », contre une « juste indemnisation ». Mais c’est avec le Code civil de Napoléon que la propriété privée prend un caractère souverain. Il s’impose alors comme un droit absolu, exclusif et perpétuel et l’article 544 précise que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ». Par la suite, Proudhon hésitera entre la vision de la propriété comme vol, c’est-à-dire ce que l’on prend aux autres, ou comme liberté, caractérisée par l’indépendance que procure un bien acquis par son travail.

Au cours des années 60, les économistes de l’école de Chicago s’emparent de la question de la propriété pour la redéfinir et en faire la base même de l’économie de marché. Plus de soixante ans plus tard, le champ d’application de la propriété n’a jamais été aussi étendu. Au nom de sa force dynamique sur l’innovation et la croissance la propriété est considérée comme le moteur du progrès et de la prospérité. C’est sur cette pierre fondatrice, que vont se redéployer toutes les inégalités générées par le capitalisme. Il est conventionnellement admis que sans des droits de propriété sûrs et stables, il n’y a pas d’investissement et donc pas de croissance. De même que sans croissance économique, l’idée qu’il est impossible d’améliorer les conditions de vie des membres d’un pays semble faire consensus. Mais avec quels arguments  ?

Figure de proue du libertarianisme, après sa production romanesque dont « la source vive » ou « la grève », Ayn Rand a été aussi promue au rang de philosophe après avoir développé une théorie qu’elle nomme modestement l’objectivisme, définit par elle-même de la manière suivante : « Ma philosophie, par essence, est le concept de l’homme en tant qu’être héroïque, avec son propre bonheur comme objectif moral de sa vie, avec l’accomplissement productif comme sa plus noble activité, et la raison son seul absolu ». Cette philosophie est conforme aux héros de ses romans, les surhommes, les sauveurs de l’humanité, ceux qui ne font aucune concession à leurs détracteurs, se battent contre tout ce qui fait barrage à leurs désirs et cherchent à imposer leur puissance au monde en permanence. Pour elle, la figure moderne d’un tel surhomme est celle des créateurs innovants, des entrepreneurs, des industriels. Le capitalisme est le modèle idoine leur permettant d’accéder à l’expression de leur pleine puissance. A contrario, l’État avec ses restrictions régulatrices passe pour une instance moralisante et entravant le plein épanouissement de ces surhommes.

Elle résume elle-même l’objectivisme de la manière suivante  : «  Je dis que l’homme a droit à son propre bonheur et qu’il doit l’atteindre lui-même  ». L’idée centrale est que la nature prescrit à l’homme d’assurer sa propre préservation, ce qui implique un comportement d’ « égoïsme rationnel », c’est à dire la préservation de ses biens comme finalité, au détriment de ceux d’autrui qui se doit de défendre ses propres intérêts lui-même.

Soucieuse de cohérence et de pratique, elle tente de donner une assise incontestable à sa théorie en la fondant sur les cinq branches de la philosophie classique, à savoir l’épistémologie, la métaphysique, l’éthique, la politique et l’esthétique. Elle décline ces cinq points par les affirmations suivantes  :

La réalité existe indépendamment de l’esprit de l’observateur (point de vue épistémologique)

Les individus sont en contact avec cette réalité à travers la perception de leur sens qui permet la formation de concepts suivants un processus logique inductif et déductif (point de vue métaphysique )

L’intention morale de l’existence est la poursuite du bonheur ou de « l’égoïsme rationnel » (point de vue éthique)

Le seul système social compatible avec cet objectif moral est le «  laisser-faire  » capitaliste (point de vue politique)

Le rôle de l’art dans la vie humaine est de transformer une idée métaphysique en reproduction sélective de la réalité, dans une forme physique, qui puisse être comprise et générer une réponse émotionnelle (point de vue esthétique)

Même si cet énoncé peut paraître séduisant, et pour peu que sa traduction soit fidèle, il y a nombre d’apories qui se cachent tant dans ces affirmations que dans les articulations qui les relient. En se penchant sur chacun de ces points, on peut émettre certaines remarques. Les occurrences déclinées ci-dessous, n’ont pas vocation à être exhaustives ni plus certaines que celles énoncées dans l’objectivisme, mais apporteront, à minima, un légitime doute. Etant donné les confusions multiples et variées qui jalonnent ces affirmations, il est nécessaire de les lever afin d’améliorer la compréhension et pour en dégager les raisons d’en douter.

L’épistémologie consiste à mesurer la capacité de l’homme à connaître le monde et à se connaître lui-même à travers une étude critique des sciences et de la connaissance sous toutes ses formes. Le point de vue épistémologique, exposé dans la première affirmation de manière triviale, pose simplement les manifestations du réel comme indépendantes de celui de l’esprit humain. Cependant, si l’on entend bien par « réel », tout phénomène issu de l’univers, dont nous faisons accessoirement parti, et « réalité », l’ensemble du monde que nous avons produit à partir de notre représentation et interprétation du réel, nous pouvons penser que cette affirmation parle du réel et non de la réalité. Cette confusion à pour effet d’appauvrir la compréhension de la phrase et donc affecte sa légitime réflexion et la critique qui l’accompagne.

Il en va de même pour le point de vue métaphysique suivant. Les individus sont bien en contact avec le réel grâce à la perception de leur sens. Cependant, il faut le traitement cérébral de ces données pour qu’elles soient transformées en concepts. Cela suppose un passage par des percepts, dont les sensations produisent des affects, qui débouchent sur des émotions, à leur tour traitées dans le champ du langage pour être traduites sémantiquement en pensées, qui vont, par le biais d’expériences accumulées d’impressions ou de sentiments, reconnaître ou produire des concepts par un cheminement inductif ou déductif. Ce dernier point suppose un traitement fait par un esprit cartésien et non pas mystique, ce qui n’a pas toujours été le cas dans l’évolution humaine. Depuis la chute de l’ancien régime, le matérialisme a pris le pas sur le mysticisme et les valeurs scientifiques se sont imposées comme mode de compréhension du monde dans lequel nous vivons. Aussi, le principe de causalité, que l’on retrouve dans l’induction et la déduction, s’imposent communément à l’esprit pour comprendre ce qui produit des phénomènes et ce qu’ils sont susceptibles d’engendrer à leur tour. Cependant Ayn Rand ne semble pas toujours user de la rigueur nécessaire pour rester «  objective  ».

Si l’on accepte l’enchainement, qui mène à la création de concepts, tel que proposé ci-dessus, on peut considérer le passage par le langage comme ce qui permet de transformer une perception du réel en réalité. Le résultat ne correspond donc qu’à une interprétation du réel, ce qui en fait une donnée subjective, dont la rationalité n’est performative que dans le champ de la réalité. Car si la science nous permet d’approcher le réel par des processus de rationalisation, ce n’est pas pour autant que la science nous donne à voir le réel tel qu’il est. Celui-ci nous reste étranger par la nature même de la langue qui échoue à en rendre compte dans sa totalité. La langue découpe le réel en morceaux et donc en autant de concepts qui, s’ils restent opérationnels dans le champ informatif de la communication, ne peuvent transmettre que les contours des phénomènes évoqués, et non leur contenu qui reste énigmatique. Les vaines tentatives d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie de circonscrire, par la description, un concept unanimement et définitivement, montre bien l’étendue de cet impossible. En toute rigueur scientifique, le « processus logique » dont parle Ayn Rand n’est donc recevable que s’il reste hypothétique en attendant confirmation par la recherche et l’expérience. Or elle se satisfait d’une vision imaginaire décrivant la perception du réel (qu’elle qualifie de réalité), grâce aux sens qui permettraient la formation de concepts, suivant un processus logique qu’elle décrit grossièrement sans le détailler et qu’elle donne pour acquis en vertu de son caractère inductif et déductif, sans se soucier des erreurs possibles d’interprétation.

Dans la partie suivante portant sur l’éthique, l’auteure affirme que la morale de l’existence consiste en la quête du bonheur, qu’elle nomme aussi « égoïsme rationnel ». Accéder au bonheur suppose la satisfaction de tous nos désirs au même moment, à défaut de quoi, notre bonheur reste partiel. Par conséquence, la satisfaction d’un de nos désirs n’est jamais suffisante à nous rendre pleinement heureux, sauf a éclipser les autres un bref instant. D’où l’emploi du mot bonheur qui, comme son nom l’indique, n’est bon que le temps d’une heure. Mais si nous sommes bien animés par une multitude de désirs, il apparaît difficile d’espérer atteindre un état de bonheur permanent. Aussi, en toute logique, l’eudémonisme apparaît difficile à concevoir comme projet de vie. La sémantique la mieux adaptée serait sans doute de parler de ce qui sert de vecteur à toute forme de vie dotée d’un corps, à savoir la recherche de l’agréable et la fuite du désagréable. Schopenhauer, dans son ouvrage «  le Monde comme volonté et comme représentation  » décrit bien le processus du désir comme douleur liée au manque, sa multiplicité, ses difficultés et son incomplétude à chaque aboutissement. Même si on peut garder des réserves sur certaines de ses affirmations, il apparaît déjà nettement plus moderne et charpenté qu’Ayn Rand par son matérialisme bien intégré.

Par ailleurs, elle établit une égalité entre la poursuite du bonheur et ce qu’elle nomme « l’égoïsme rationnel ». Ici nous entrons dans le cœur de sa philosophie, tous ses romans ne parlent que de cette quête. Dans la philosophie objectiviste d’Ayn Rand, les surhommes, les sauveurs de l’humanité, sont ceux qui ne font aucune concession à leurs détracteurs, se battent contre tout ce qui fait barrage à leurs désirs et cherchent à imposer leur puissance au monde en permanence. Pour elle, la figure moderne d’un tel surhomme est celle des créateurs innovants, des entrepreneurs, des industriels qui suivent leur « égoïsme rationnel ». Admiratrice de Nietzsche, elle fait néanmoins le même contresens que les nazis l’ont fait en leur temps, en associant le concept de « surhomme » développé par le philosophe à un homme surpuissant qui s’impose aux autres. Mais, comme l’a rectifié G.Deleuze, le surhomme de Nietzsche est celui qui porte les valeurs d’un nouvel ordre moral émergeant, que la mort de Dieu a nécessairement engendré, et qui n’a rien a voir avec un personnage quelconque qui cherche à imposer ses vues au reste de la planète.

En outre, l’égoïsme d’Ayn Rand n’est pas perçu comme un défaut, mais comme une qualité qu’elle nuance en affirmant que l’égoïsme ne doit pas empiéter sur la liberté des autres. Pour elle, l’égoïste n’est pas l’homme qui sacrifie les autres à ses propres intérêts. « C’est celui qui a renoncé à se servir des hommes de quelque façon que ce soit, qui ne vit pas en fonction d’eux, qui ne fait pas des autres le moteur initial de ses actes, de ses pensées, qui ne puise pas en eux la source de son énergie ». Elle imagine donc ces «  surhommes  » dotés d’une éthique inébranlable capable, à elle seule, de se paramétrer et de résoudre tous les problèmes relationnels. Cet idéal présenté sur la toile de fond d’un capitalisme sacralisé, c’est-à-dire dans un univers foncièrement pervers où le chacun pour soi, la concurrence de tous contre tous, où la course à la capitalisation est de mise et où chacun peut y voir son existence réduite à une peau de chagrin, voire y laisser sa vie, ce d’autant plus facilement qu’il n’y a plus d’Etat régulateur et redistributeur, montre, soit une touchante naïveté, soit un désir aveugle de protéger le capitalisme par tous les moyens. Dans notre système, chacun sait et constate tous les jours que quand on laisse aux grands de ce monde la responsabilité de leur éthique, on voit bien qu’elle se résume systématiquement à la défense de leurs propres intérêts.

Dans son assertion politique, Ayn Rand affirme, comme une évidence, que le seul système social compatible avec cet objectif moral est le « laisser-faire » capitalistique. Encore une fois, Ayn Rand insiste sur une mise sous cloche du capitalisme, sans aucune explication. Pourtant, Marx était déjà passé par là et une réponse à son endroit aurait été judicieuse. Mais l’expérience de ce système, depuis plus de deux siècles, montre jusqu’à quel point il est générateur d’inégalités, de souffrances, de mépris et de perversion généralisée.

Pour elle, l’expression « laisser-faire » représente la liberté. Mais, comment penser que les personnes les plus gangrenés par les valeurs du capitalisme, c’est-à-dire animées par une seule ambition qui se résume à collecter un maximum d’argent et accéder au pouvoir qui y est associé, dans un monde organisé autour des valeurs du capitalisme, sont ceux qui vont le mieux maitriser leur liberté pour ne pas empiéter sur celle des autres  ? Il est clair que pour eux, l’autre est un moyen et non une fin. La règle d’or, pourtant connue depuis l’antiquité, qui veut qu’on ne fasse pas aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse, tombée dans les oubliettes de l’histoire depuis les débuts du capitalisme a peu de chance de faire un retour, même modeste, dans ce contexte. Cette adhésion sans réserve à cette pierre fondatrice du capitalisme qu’est le « laisser-faire » montre jusqu’à quel point Ayn Rand fait fi de toute critique de ce système. Son intention se révèle comme une défense inconditionnelle du capitalisme.

Ayn Rand se réclame du romantisme réaliste dans son dernier pilier philosophique  : l’esthétique. Le réalisme est un mouvement artistique et littéraire apparu en France vers 1850. Né du besoin de réagir contre le sentimentalisme romantique, il est caractérisé par une attitude de l’artiste face au réel qui vise à représenter le plus fidèlement possible la réalité, avec des sujets et des personnages choisis dans les classes moyennes ou populaires. Le roman peut dorénavant aborder des thèmes comme le travail salarié, les relations conjugales, ou les affrontements sociaux. Ce mouvement s’étendra à l’ensemble de l’Europe et à l’Amérique. Mais sur ce terrain, Ayn Rand se montre étrangement réactionnaire. Si plusieurs de ses ouvrages présentent les femmes et les hommes comme égaux sur le plan intellectuel, elle a toutefois, et à plusieurs reprises, affirmé que les différences physiologiques entre les deux sexes conduisaient à des différences psychologiques fondamentales, sources d’une différenciation naturellement sexuée des rôles sociaux. Il s’agit là d’un des postulats de ce qu’elle nomme la «  psycho-épistémologie  », la science qui examine le rapport du psychisme humain à la réalité. Rand affirma par exemple que, si les femmes sont compétentes pour occuper la fonction de Présidente, aucune femme rationnelle ne devrait chercher à atteindre cette position, expliquant par la suite qu’une telle fonction serait psychologiquement perturbante pour une femme. Rand pense ainsi que l’« essence de la féminité est la vénération, le désir d’admiration de l’homme », qu’une « femme idéale doit vénérer les hommes, et qu’un homme idéal est le plus haut symbole de l’humanité ». Elle parachèvera cette posture en reléguant le sexe à une simple « expression de l’estime de soi ».

Les politiques menées depuis 1980, mondialisation, financiarisation et répression sociale ont toutes montré leurs limites sociales, écologiques et politiques. Mais cet échec est loin de marquer un point final à la contre-révolution menée par le capital depuis les politiques néolibérales. Il semblerait qu’une fuite en avant prenne le relais en s’appuyant sur une alternative libertarienne.

En 1953, l’école de Chicago propose un partenariat avec l’université la plus prestigieuse du Chili, mais ses dirigeants refusent l’offre. Les économistes de Chicago se tournent alors vers l’université pontifical catholique du Chili en 1956. Ceux qui seront alors appelés les « Chicago Boys » poursuivent leur formation directement à l’université de Chicago où ils suivent les cours de Milton Friedman et d’Arnold Harberger, de l’école de Chicago et adepte de « La société du Mont Pellerin ». Leur influence s’affirme au cours des années 1960 et les « Chicago Boys » nouent alors des liens avec le mouvement « grémialista » dirigé par le militant d’extrême droite Jaime Guzmàn, futur idéologue de la dictature Pinochet. Dans les années 1960 et 1970, ils écrivent dans les journaux conservateurs « El Mercurio » et « Qué Pasa » et pour certains dans la revue d’extrême droite PEC. Ils y dénoncent les politiques menées par les démocrates-chrétiens, puis par l’« Unidad Popular », coalition de gauche qui soutient la candidature de Salvador Allende. Ce dernier élu en 1970 mène une politique de gauche qui déplaît aux «  Chicago Boys  ». A la suite d’une série de nationalisations d’entreprises, ces derniers rédigent clandestinement un rapport de 189 pages appelant à la privatisation immédiate des entreprises publiques chiliennes et qui décrit, de façon générale, la politique économique qu’ils conseillaient de suivre. Ce texte, dit « El Ladrillo » (la brique), est destiné à guider la politique économique d’un gouvernement alternatif, alors que, légalement, le mandat d’Allende devait durer jusqu’en novembre 1976… Le jour même du coup d’Etat renversant Allende, le 11 septembre 1973, le texte est imprimé, et remis dès le lendemain aux dirigeants de la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Les « Chicago boys » soutiennent et participent à la dictature, justifiant publiquement le caractère autoritaire du régime. Les économistes Stéphane Boisard et Mariana Heredia notent que « L’application de ces programmes économiques « anti-populaires », n’a été possible que grâce à une violente répression de l’opposition politique et du mouvement ouvrier dans leur ensemble ». L‘économiste et diplomate Orlando Letelier, assassiné par la dictaure en 1976 a reproché aux « Chicago Boys » le fait que leur « projet économique doit être imposé de force ». Il ajoute que « cela s’est traduit par l’élimination de milliers de personnes, la création de camps de concentration partout dans le pays et l’incarcération de plus de 100 000 personnes en trois ans. (…) Au Chili, la régression pour la majorité et la liberté économique pour une poignée de privilégiés sont l’envers et l’endroit de la même médaille ». Pendant des décennies, le Chili a fait la guerre aux services publiques et aux impôts qui les finançaient, afin de les étouffer et de les rendre suffisamment inopérant pour que le privé puisse s’épanouir sur leurs dépouilles agonisantes.

En 1981, Friedrich Hayek et Milton Friedman avaient vanté les mérites de la politique de Pinochet, parlant de « miracle chilien » en mettant en avant un taux de croissance élevé, mais passant sous silence l’explosion de la dette du pays ainsi que du chômage. Le laboratoire chilien avait déjà inspiré les stratégies de choc de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis et favorisé l’émergence d’une référence néolibérale à laquelle le reste de la planète a dû se conformer. Actuellement toujours en vigueur, la constitution chilienne rédigée sous le régime de Pinochet sur les conseils des « Chicago Boys », stipule que c’est d’abord le secteur privé qui doit assurer l’éducation, la santé, la protection sociale ou les services publics, même de première nécessité comme l’eau courante, et ce n’est qu’en cas d’impossibilité ou de refus que les services publics prennent le relais. Cette préséance accordée au privé est extrêmement dommageable pour la population qui constate que «  quand les services publics sont pour les pauvres, ce sont de pauvres services publics ». En 1990, la fin de la dictature et le retour de la démocratie marque la fin de la participation des « Chicago Boys » au gouvernement. Beaucoup se sont reconvertis à la tête d’entreprises qu’ils avaient eux-mêmes privatisées. Actuellement, l’absence d’investissement public a fait du Chili l’un des pays le plus inégalitaire de la planète selon l’OCDE. Les bidonvilles se multiplient et certains depuis plus de 30 ans, sans eau, sans assainissement dans des maisons sans équipement, sans trottoir, sans accès simple aux soins de santé, sans transport, sans service public et sans impôt pour répondre aux fonds nécessaires. Si le Chili a pu se développer, c’est au profit d’une très petite partie de l’élite du pays. Il n’y a pas de démocratisation des politiques fiscales car les multinationales ne participent pas à l’impôt, ce qui affecte la vie quotidienne et la façon de vivre des populations, avec des inégalités, des troubles sociaux et des violations des droits humains.

Depuis le 10 décembre 2023, Javier Gerardo Milei est le nouveau président de l’Argentine. Cet économiste de formation a réussi à s’imposer dans les médias en arborant une personnalité au langage grossier, n’hésitant pas à insulter ses adversaires, les qualifiant rapidement tous de « communistes  ». En 2018, il traite une journaliste d’« âne » lors d’une conférence, ce qui amènera la justice à ordonner une expertise psychologique et à lui interdire de prendre la parole en public dans la ville de Metàn, avant qu’il ne s’excuse et que la plainte soit retirée. Cet admirateur d’Al Capone qu’il qualifie de « héros » et de « bienfaiteur sociale », appellera, le 25 mai 2020, en pleine pandémie de COVID, à une manifestation contre un projet de confinement qui réunira près de 200 personnes devant le palais présidentiel. Cette mobilisation est considérée comme l’acte de naissance de la « nouvelle droite Argentine ». Il dirige le parti libertarien lancé en 2018 et auquel il a adhéré en 2019. Faisant campagne sous le slogan « Je ne suis pas venu ici pour guider des agneaux mais pour réveiller les lions  ! », il dénonce la « caste politique » constituée selon lui de « politiques inutiles, parasites, qui n’ont jamais travaillé » il séduit une large partie de la population épuisée par la crise économique et qui voit en lui une alternative. Il se présente à l’élection présidentielle de 2023 avec un « plan tronçonneuse » fait pour tailler largement dans les dépenses publiques, avec la suppression de plusieurs ministères, comme ceux de l’éducation, la santé, les travaux publics, le développement social, et celui des femmes. Son programme prévoit la libéralisation du port d’arme pour les civils, et du commerce d’organes. Sa vice-présidente, Victoria Villarruel est négationniste des crimes de la dictature argentine qui a fait 30 000 disparus et 15 000 fusillés de 1976 à 1983. Il annonce des coupes budgétaires équivalentes à 20 milliards de dollars, soit 5 % du PIB, dans les transports, l’électricité, le gaz et l’eau en précisant que « cela pèsera entièrement sur l’état et non sur le secteur privé ». Il adoptera par décret une série massive de dérégulation avec près de 300 mesures, puis une réforme comprenant 664 articles visant à « déréguler le commerce, les services et l’industrie sur l’ensemble du territoire national ». Son projet de loi « omnibus » a permis la privatisation de 41 entreprises publiques, dont le géant pétrolier YPF et la compagnie Aérolineas Argentinas et concède les pleins pouvoirs à l’exécutif qui restreint le droit à manifester et qui peut ainsi gouverner par décrets jusqu’à la fin 2025.

Après un an d’exercice du pouvoir en Argentine, Javier Milei affiche un bilan de sa découpe des services publics « à la tronçonneuse ». L’appauvrissement généralisé a ouvert les portes de la pauvreté à 2 millions et demi de personnes supplémentaires, ce qui représente désormais plus de 50 % de la population, soit une hausse de 13 points depuis son entrée en fonction. La destruction des services publics, la nature inégalitaire et réactionnaire de sa politique sont devenus des détails dont on ne parle qu’à peine. La presse économique et financière fait surtout l’éloge de ce qu’elle considère comme l’essentiel : la réduction de l’inflation et le rebond de la croissance du PIB. Autrement dit, la reprise de l’accumulation du capital à n’importe quel prix. Aujourd’hui, c’est le modèle porté en exemple par tous les néoconservateurs à tendance libertarienne.

Le vrai visage de Milei est apparu à ses adorateurs quand il s’est adressé sur X par un message, disparu depuis, à ses 3,8 millions d’abonnés pour les inciter à invertir dans sa toute nouvelle cryptomonnaie appelé $Libra. Beaucoup se sont exécutes, mais à peine quelques heures plus tard, le $Libra avait perdu 90% de sa valeur. Un économiste espagnol a révélé par la suite que seulement 9 personnes avaient empoché 87 millions de dollars provenant de plus de 44 000 arnaqués qui, depuis, se retournent contre lui. Mais n’importe quel libertarien peut dire que tous ces gens étaient libres d’acheter ou pas cette cryptomonnaie…

En se réclamant d’un supposé « droit naturel », les libertariens entérinent les valeurs négatives du capitalisme, dès lors censées être inscrites dans le marbre de la nature humaine. Bien que cette vision a pourtant fait la preuve de son inefficacité et de sa nocivité, les libéraux, dans toutes leurs composantes, continuent à la considérer comme indépassable. Aussi, le capitalisme n’est jamais remis en question et ce n’est que son application sociale, le libéralisme, qui est débattue comme la variable d’ajustement. « Le renard libre dans le poulailler libre », avec le sacro-saint principe du « laisser-faire » au milieu, reste le modèle sanctuarisé.

Le néolibéralisme est un mode de gestion du capitalisme né dans les années 80 pour redresser le taux de profit alors en perte de vitesse. Son objectif était la mise au pas de l’État au service du capital et de ses rendements. Les politiques mises en place pour favoriser l’accumulation du capital sont alors, la privatisation de certains services publics, des aides directes ou indirectes par des baisses d’impôts aux entreprises et l’affaiblissement de la position du monde du travail.

Les exemples du Chili et de l’Argentine nous montrent ce qu’est le libertarianisme et ce dont il est capable pour tenter de sauver un capitalisme à nouveau à bout de souffle. Ses pratiques sont violentes, inhumaines et méprisantes, tout autant que méprisables, pour un résultat ne satisfaisant qu’une petite oligarchie qui capte tous les pouvoirs. On peut voir comment les pratiques des différents « Think tanks » qui portent ces nantis évoluent autour de la question centrale de savoir « comment faire accepter à des populations des décisions qui vont contre leurs intérêts et dont ils ne veulent pas ». Contrairement à l’exemple du Chili, les nouveaux libertariens avancent en se servant des médias pour se faire connaître et reconnaître, jouant sur une notoriété à grand spectacle, recherchant le culte de la personnalité. Ils n’hésitent pas à mentir outrageusement et à faire circuler de fausses informations pour justifier de leur raison et de leur bon droit et maquiller la vérité sous couvert d’une liberté d’expression. Ils affichent un comportement populiste, censé apporter la solution à ceux qui souffrent, traitant de « gauchistes » ou de « wokistes » ceux qui leurs sont solidaires, pendant qu’ils soutiennent ouvertement les partis fascistes ou fascisants, allant jusqu’à faire des saluts nazis devant le monde entier. Cette grande tromperie, toute aussi fumeuse que la philosophe dont ils se réclament, n’a pour objectif que de les mener au pouvoir et de maintenir cette confusion le temps qu’ils verrouillent leur répression et qu’ils musellent leurs opposants. Pourtant, Hannah Arendt était déjà passée par là il n’y a pas si longtemps et avait prévenu : « Quand tout le monde ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personnes ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé, non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît ».

JBL

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