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L’IA est dans le cloud pas dans le cosmos

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« Rien dans la vie n’est à craindre, tout doit être compris. C’est maintenant le moment de comprendre davantage, afin de craindre moins. » disait Marie Curie. Car c’est bien de cela dont il s’agit quand on parle d’IA : une crainte, une intranquilité qui est apparue avec la possibilité d’accéder simplement depuis son propre ordinateur portable à des IA conversationnelles, comme ChatGPT, qui nous donnent l’impression qu’elles répondent rationnellement et de manière documentée à nos questions. Ce qui ne nous laisse pas tranquille en définitive, c’est que nous ne savons pas si les différentes formes d’IA sont ou non susceptibles d’une puissance qui dépasserait la nôtre.  Notre langue à partir de laquelle nous pensons est  la demeure de l’être disait Heidegger.  Alors, voir une machine étrange s’introduire comme un cambrioleur dans notre langue, pour s’adresser à nous, inquiète.

ChatGPT ne résume pas toute les technologies qu’englobe l’énoncé « Intelligence artificielle ». Il appartient à la famille des « Large language models » (LLM), et l’IA n’a pas attendu sa forme conversationnelle pour exister. L’ordinateur Deep Blue avait battu aux échecs Kasparov dès 1997. Depuis près dix ans les correcteurs automatiques d’orthographe sur nos téléphones portables nous empoisonnent la vie, comme les GPS nous la facilitent. Il existe une immense littérature sur les avancées technologiques possibles, les avantages et les risques que nous fait courir l’IA.  L’IA a à voir avec le langage qui nous permet d’exprimer nos pensées où elle est entrée par effraction et nous perturbe. Par le langage sur lequel elle semble avoir mis la main l’IA pourrait-elle penser ?

En conclusion du livre qui fit sa notoriété grand public, Le phénomène humain, Pierre Theillard de Chardin écrivait : « Je serai compris quand j’aurai été dépassé ». Le cœur scientifique de sa pensée réside dans l’observation du phénomène de complexification croissante de la chimie organique depuis que notre planète a émergé du chaos initial. Une fois la stabilisation des éléments chimiques achevée dans le monde minéral, le développement continu de longues chaines carbonées dans les fonds argileux des océans, fit émerger des enroulements protéiques hélicoïdaux qui, sous l’effet de la lumière du soleil, donnèrent peu à peu naissance à des structures capables d’autonomie, protégées dans la structure feuilletée de l’argile, par rapport à leur milieu aqueux : la vie était née et se propagea sur la Terre comme « une pulsation solitaire ». D’autres théories chimio-organiques expliquent l’origine de la vie. A partir des premières cellules émergèrent les bactéries, les protozoaires qui se développèrent et donnèrent naissance aux règnes végétal et animal. Récemment à l’échelle du temps, dans ce monde du vivant en involution/évolution permanente « l’homme est entré sans bruit » chez les grands singes dans la famille des hominidés.

Pierre Theillard de Chardin poursuit son observation et explique que le phénomène de complexification croissante ne s’est pas arrêté à l’organisation du vivant, l’onde initiale a continué à un niveau supérieur de structuration : le cerveau humain. Composé de 85 milliards de neurones et de 100 000 milliards de connexions nerveuses (synapses), le cerveau humain est dans le monde animal le plus lourd ramené au poids total de son corps. Cette cérébralisation de la biochimie a permis que « pour la première fois, dans un vivant, l’instinct s’est aperçu au miroir de lui-même ; c’est le Monde tout entier qui a fait un pas ». Cette auto réflexion du vivant qui se replie sur lui-même a donné la capacité de conscience. « Dans notre conscience, à chacun de nous, c’est l’Évolution qui s’aperçoit elle-même en se réfléchissant ».

Pierre Theillard de Chardin estimait qu’il n’y aurait pas d’avenir à l’évolution de l’homme sans sa mise en relation avec tous les autres. A la fin des années cinquante, les techniques de communication autour des ondes électromagnétiques ainsi que les évolutions formidables dans les domaines du transport aérien, de la balistique hors de l’atmosphère et des satellites arrachés à la pesanteur terrestre, avaient fait dire à son contemporain le philosophe phénoménologue Maurice Merleau-Ponty que « l’humanité n’avait jamais été aussi proche d’elle-même ». Que dirait-il aujourd’hui ? A l’échelle de la planète les chiffres de l’internet sont hallucinants : en 1994 il y avait 3000 sites internet, la courbe de progression est exponentielle nous en sommes en 2020 à près de deux milliards. 4,4 milliards d’humains utilisent internet (57% de la populations mondiale). 90% des ménages français sont connectés (ils étaient 40 % en 2006). Facebook, à l’occasion de la crise COVID a dépassé les 3 milliards d’utilisateurs réguliers mensuels d’au moins une de ses plateformes en ligne. La diffusion de la 5G accélère encore le phénomène. Dans un processus de connexion croissante, comme un précipité chimique, la digitalisation du monde s’impose à nous.

L‘expression World Wide Web qui désigne l’ensemble des liens hypertexte sur internet, a été créée en 1991 au Centre Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN) en Suisse. Son inventeur qui avait bien saisi l’importance potentielle de son application technologique pour relier les chercheurs du centre entre eux, avait pris le mot web qui veut dire en anglais la toile mais aussi la toile d’araignée. Sur le nom de ce qui était au départ une simple application, se concentre ce qu’est la réalité du web aujourd’hui : la complexité qui étymologiquement vient de complexus, ce qui est tissé ensemble, et une convergence planétaire vers des centres de la toile de l’araignée. Rarement un néologisme récent associant l’organique et la matière nucléaire du centre de recherche genevois aura été aussi porteur de sens. Comment ne pas voir dans le phénomène internet, cette même involution, ce même enroulement, cette spirale, comme un cyclone, qui donna la vie puis la conscience ? Une continuation de la pulsation solitaire initiale ?

L’émergence des IA conversationnelles dans notre quotidien renforce cette observation du phénomène de complexification croissante. On dit que l’IA est une approche totalement différente par rapport à l’ordinateur Deep-Blue qui battit Kasparov aux échecs. Elle est un processus d’auto apprentissage permanent, qui avale des milliards de téraoctet de textes, tangentiellement jusqu’à l’infini, pour générer à partir d’algorithmes des informations limités par le cadre de la requête. Un peu comme on avait tenté à l’époque de reproduire la vie en laboratoire à partir d’une « soupe primitive » bombardée d’énergie, Deep-Blue partait du principe qu’en augmentant les possibilités de combinaisons de calcul, une sorte de pensée autonome pourrait émerger. En définitive ces approches fonctionnelles des années 90 ont fait long feu. Pour Noam Chomsky, dans son célèbre article de mars 2023 dans le New York Times, L’IA est du même tonneau, La puissance générative décuplée de l’IA peut avoir son utilité dans certaines applications de recherche mais ne nous dit strictement rien sur le langage et la pensée. A l’inverse de l’IA, pour Chomsky, le langage humain à partir d’un nombre de règles fini, peut générer un nombre infini de pensées. Dans l’article du NYT, à partir d’une requête à ChatGPT, il montre plutôt que le risque que nous fait courir l’IA c’est la moyennisation statistique de nos supports de pensées et l’absence de questionnement éthique, qui ouvrent la voie à la banalité du mal, mesurée à la même aune que la nécessité du bien. Cette banalité du mal qui amènera Eichmann à organiser la logistique de la solution finale. Notre intranquillité sur l’IA vient de là.

Finalement ce que produit l’intelligence artificielle, n’est peut-être pas le cœur du problème, mais ce sont les conditions intellectuelles, financières, techniques et matérielles qui permettent cette production, qui doivent nous interpeller. Le mot intelligence renvoie au cerveau qui se situe dans la tête et le mot artificiel renvoie à ce qui n’est pas naturel, à la machine. Par analogie, on pense alors au capitalisme qui est l’appropriation des moyens de production (les machines) par quelques têtes (caput – capitis). Nous pensons aussi à la privatisation du vivant et à l’utilisation à des fins commerciales des technologies pour améliorer les capacités humaines au-delà de leurs limites biologiques traditionnelles, ce que l’on appelle le transhumanisme porté justement par les penseurs de la Silicon Valley.

Si la technologie de l’IA est indéterminée dans ses productions, comme toute technologie, elle n’est pas neutre dans son utilisation. Penser c’est faire le lien (au sens de nouer un lien) entre l’image que je me fais de la réalité (ou de son expérience) et un concept, entre le contingent et l’universel, ce qui me permet de poser un jugement et d’assumer ma subjectivité. Ainsi l’IA en proposant en amont de toute pensée une image pré mâchée et moyenne de la réalité, participe d’une sorte de baisse de notre garde éthique et politique devant le projet tranhumaniste élitiste et eugéniste.

Theillard de Chardin est un des grands influenceurs du transhumanisme avec son intuition de la pulsation solitaire initiale qui pousse le phénomène humain vers un niveau supérieur d’organisation : « Tout ce qui monte converge ». Ce point de convergence, il l’appelait le point Omega. En fait les idéologues transhumanistes ne pensent pas Theillard de Chardin, ils y trouvent simplement une manière d’habiller spirituellement leur projet délirant de déshumanisation. Jean Baptiste Brenet, professeur de philosophie arabe à la Sorbonne et spécialiste d’Averroès explique qu’en arabe penser se dit entre autres, mutalabbis, de labis, le vêtement qui littéralement « enrobe » l’image. Le but de la pensée c’est justement de déshabiller, de mettre à nu, de dépouiller une forme de sa spécificité pour l’amener à l’Universel. Averroès, contrairement à la philosophie occidentale, pensait que l’intellect était séparé du corps et qu’il était commun à l’humanité.

 L’IA serait-elle une forme primitive de « l’intellect agent » dont nous parle Saint Thomas d’Aquin qu’il tirait d’Aristote à travers Averroès ? Cette fonction qui engendre les formes intelligibles pour nous permettre de penser ? Après-tout, tout comme nos neurones ne savent pas que nous pensons, peut être qu’une conscience supérieure se met peu à peu à penser sans que nous le sachions, rassurons nous, l’IA qui se cache dans les brumes terrestres et computationnelles du Cloud, n’atteindra jamais l’universalité du cosmos des poètes.

Gribouillez, écrivez des mots

travaillez votre imaginaire.

Un pauvre poète fit venir ses marmots

Leur parla doucement, sentant fuir ses vers

Gardez-vous, leur dit-il, de vos bons sentiments

Que suivent les gâte-papiers

Aucun trésor n’y trouverez

Il n’y a pas d’endroit ; pas plus de fondement

Dans vos têtes creuses que dans vos cœurs enflés

Portez votre charrue dans le champ étoilé

retournez le ciel avec le soc de vos mots

Fouillez les traces des sabots

Du Sagittaire qui emprunte la voie lactée

Tout le champ du Zodiaque ; son araire tractée

Vous rapportera davantage

d’images constellées. Le poète fut sage

De leur montrer au firmament

le lien de l’intellect agent.

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