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Et si on parlait principe de rémunération?

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Emmanuel Macron, parmi les annonces faites lors de sa conférence de presse, a annoncé son intention de déployer la rémunération au mérite au sein de la fonction publique, notamment à l’Éducation Nationale, présentée comme l’un des éléments de réponse aux difficultés que rencontre l’école et aux difficultés de recrutement des enseignants.

Au cours du temps de nombreux qualificatifs ont été utilisés pour qualifier la rémunération, une rémunération conçue comme la contrepartie du temps passé au service de l’employeur. Par exemple le salaire à la pièce ou à la tâche , le salaire à la qualification de la personne ou de l’emploi et le salaire au mérite. Ces qualificatifs ne sont pas neutres car définissant le statut des salarié·e·s et donc celui du travail et les outils de sa rémunération. La rémunération au mérite est-elle vraiment différente de la rémunération à la pièce ou à la tâche, enfermant le salaire dans la seule contrepartie d’une production évaluée par la hiérarchie, par le management pour reprendre les termes de l’entreprise ? Et pourquoi la rémunération à la qualification, caractéristique des statuts de la fonction publique et des entreprises publiques adoptés en 1946, a-t-elle été présentée depuis plusieurs décennies comme inadaptée, dépassée et frein à leur modernisation ?

Si le niveau de rémunération est fondamental – le blocage des salaires des fonctionnaires pendant près de 10 ans étant certainement la première cause de la baisse des rémunérations des enseignants – dans les éléments de reconnaissance d’un métier, la substitution de la rémunération au mérite à l’indexation des salaires ne constitue-t-elle pas un acte essentiel dans la transformation des organisations de la fonction publique, celle de l’école par exemple, pour l’aligner plus encore sur l’organisation néo-libérale de l’entreprise ? On peut pourtant mesurer l’impact de ces recettes, leurs conséquences néfastes sur les femmes et les hommes, sur les collectifs de travail, sur la capacité des organisations à faire face à leurs enjeux dans l’évolution de tous les services publics.

Derrière cette volonté, n’y a-t-il pas la volonté de franchir un cap dans la transformation majeure du statut de la fonction publique, sortir d’une rémunération fondée sur la qualification et d’un statut attribué à la personne, même si ces principes ont été abîmés avec le temps, vers une rémunération d’une activité évaluée par la hiérarchie ? N’y a-t-il pas aussi la volonté d’ancrer plus encore l’individualisation et la concurrence dans les rapports humains et dans la culture de notre société ?

Cette évolution les salarié·e·s d’EDF y ont été confronté·e·s, au moins dans les discours, dès les années 90. Et les années 2000 ont vu la mise en place progressive de la rémunération au mérite avec des conséquences, sur lesquelles je vais revenir, pour les personnes mais aussi pour les organisations et leur capacité à répondre aux enjeux du moment.

Plutôt que la rémunération du mérite c’est l’individualisation de la rémunération qui s’est mise en place, la part individuelle – c’est-à-dire la part dépendant de la seule appréciation du manager – qui est devenue de plus en plus importante au point de constituer une part essentielle du maintien du pouvoir d’achat. Ainsi les autres dispositifs constitutifs de la rémunération – augmentation de la base salariale commune en fonction de l’inflation, augmentation liée à l’ancienneté prenant en compte l’accroissement des savoirs-faire, augmentations individuelles discutées dans des instances collectives, ont progressivement diminués – les bonus individuels basés sur des objectifs individuels prenant une part toujours plus importante. Une rémunération attribuée sous forme d’une prime réversible et échappant aux cotisations sociales !

La vision néolibérale du travail est au cœur de cette conception de la rémunération. Si elle n’est pas la seule cause de la destruction des organisations et de leur capacité à satisfaire à leurs missions, elle en est l’un des axiomes les plus révélateur de la conception du monde et des individus qu’elle porte. Le décrypter permet aussi d’éclairer en quoi ces principes sont néfastes pour le travail et certainement pour faire face aux enjeux auxquels nous sommes confrontés.

La rémunération au mérite est construite sur une fausse évidence : « est-il normal qu’on soit payé pareil alors qu’on ne travaille pas tous pareil et qu’il y en a qui travaillent moins que les autres ! ». Cette affirmation sous-entend que sans une incitation financière les personnes au travail ne s’impliqueraient pas totalement et que la rémunération constitue la meilleure incitation. Une affirmation que contredit la réalité que vivent la plupart des salariés, si le salaire est essentiel pour vivre, il n’en constitue pas pour autant la seule motivation à leur travail. Une réalité qui s’oppose à la vision néolibérale dominante de la société qui fait de l’argent la mesure de la réussite et sa seule mesure !

Ainsi, selon le cabinet du précédent ministre de la fonction publique, ce serait le moyen de « valoriser les agents méritants par rapport à ceux qui travaillent moins » ! Derrière une idée qui apparaît naturelle – « c’est normal que, quand on travaille plus on soit rémunéré plus » – ne se cache-t-il pas des éléments destructeurs du travail et des personnes et la systématisation de la concurrence ?

La rémunération au mérite c’est donc la rémunération individuelle dont le montant est défini par le management en fonction de l’atteinte d’objectifs prédéfinis, établis lors d’entretiens individuels annuels. Ce qui revient à caractériser le travail et l’implication des salariés à travers des objectifs quantitatifs supposés représenter l’activité, ces objectifs quantitatifs et mesurables devant exister pour éviter toute contestation devant les tribunaux. Avec les conséquences de la réduction du travail à des indicateurs de tableaux de bord décrites par Alain Supiot.1 La rémunération au mérite génère ainsi ce qu’elle affichait vouloir éviter, conduisant les salariés à se concentrer sur leurs objectifs annuels déterminant leur rémunération au détriment des éléments indispensables mais méconnus permettant la réussite de l’activité. En ignorant la tentation pourtant existante d’arranger les indicateurs pour atteindre les objectifs!

La rémunération au mérite renforce l’individualisme alors que le travail est le plus souvent une affaire collective, le fruit de l’activité de collectifs de travail. A EDF, lors de son introduction des équipes de travail s’y sont opposées et dans les premières années ont mis en commun et partagé les primes et bonus individuels ! Du côté des managers l’affaire n’est pas non plus très évidente car trop de disparités dans les montants attribués au sein d’un collectif de travail est souvent vécues comme une injustice, crée des ressentiments et donc fragilise le collectif de travail. Ce qui conduit nombre de managers à peu différencier les montants attribués pour ne pas fragiliser les collectifs, souvent à l’encontre des recommandations fixées par les DRH et aux risques de l’atteinte de leurs propres objectifs individuels.

Qui dit rémunération individuelle attribuée par le manager dit aussi fragilisation de la libre parole au sein de l’organisation : nombreux sont les exemples de salariés qui s’autocensurent devant leurs managers par crainte de conséquences sur leur situation professionnelle. Une autocensure qui affecte aussi le management car les « mauvais augures » prennent des risques en présentant une réalité contraire aux objectifs espérés.

On peut aussi constater que cette transformation s’est accompagnée de l’augmentation de l’échelle de rémunérations, essentiellement par l’augmentation de la rémunération des dirigeants avec une part individuelle toujours plus grande.

S’il ne s’agit pas de faire porter à la seule rémunération au mérite la responsabilité de la transformation de l’entreprise et de la généralisation de la conception néolibérale du travail, elle en est l’un des facteurs, révélateur de la pensée néolibérale sur le travail et sur les personnes qui travaillent, donc sur les salariés. Pourrait caractériser cette conception, la transformation du travail en une simple prestation, une prestation qui peut être réalisée, quelle que soit la personne et le collectif de travail en ayant la charge, une prestation qui peut donc être sous-traitée, donc achetée et vendue, en ignorant l’activité réelle, l’expérience et les savoirs-faire nécessaires à sa réalisation et ignorant le travail réel et les personnes l’accomplissant. Des personnes qui ne seraient mues que par le gain financier venant compenser le temps et l’énergie dépensés à la réaliser.

L’ouverture de débats et de discussions sur le travail, sur l’engagement et le désengagement, sur la perte de sens au travail, montrent l’inconsistance de cette conception. Mais existe le risque qu’elle ne transforme aussi la réalité, fragilise les collectifs de travail. La liberté de parole conditionnée, des situations de plus en plus individualisées, peuvent conduire à un désengagement protecteur et à ne voir dans le travail que la nécessité d’un salaire indispensable pour vivre hors du travail.

Aujourd’hui dans la fonction publique, comme hier dans le statut des Industries Électriques et Gazières (IEG), existent des éléments de prise en compte de l’implication des salariés par la hiérarchie, éléments qui se traduisent par des modulations dans l’évolution de carrière et donc dans les évolutions salariales. Par contre le corps de la rémunération est assis sur la personne, sa formation, sa qualification et son expérience professionnelle.

Le décalage entre l’évolution du point d’indice et l’inflation, la compensation par une attribution de primes dont le montant est de plus en plus important dans la rémunération globale a été l’un des éléments de fragilisation du système. Quand Emmanuel Macron fait de la rémunération au mérite l’outil de reconnaissance du travail des enseignants et de résolution des problèmes de l’école il camoufle sa véritable intention, celle des libéraux, balayer tout ce qui s’oppose à la « normalisation » de l’école et à son alignement sur les principes du management néolibéral !

Ne serait-il pas nécessaire de revenir sur les principes de rémunération inscrits dans les différents statuts mis en place au cours du 20ème siècle ? Celui que je connais le mieux, celui des IEG, définissait la rémunération sur la base de la qualification de la personne, une rémunération qui lui était acquise indépendamment des résultats de l’activité. Les emplois au sein de l’entreprise étaient définis par la qualification et l’expérience professionnelle nécessaires et définissaient en retour une plage de rémunération pour les salariés les occupant. L’évolution dans les emplois, les évolutions de rémunération des salariés, étaient discutées dans des organismes paritaires, avec la nécessité pour la direction d’expliciter ses choix, avec la transparence que donnait la publicité des débats.

Si je reviens sur cette situation, ce n’est pas par nostalgie et par regret du passé mais pour revenir sur l’antagonisme existant entre cette conception fondée sur la personne et la rémunération au mérite basée sur la seule production évaluée par le management. Rémunérer la qualification n’est-ce pas un pas vers la désaliénation du travail et des travailleur·euse·s, reconnaître leur rôle essentiel face aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. Et n’est-il pas urgent et nécessaire, dans le combat contre les projets de Macron et la défense du pouvoir d’achat, de poser des principes et des propositions permettant de dépasser les conceptions néolibérales de notre société ?

1Alain Supiot La gouvernance par les nombres Éditions Fayard

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