Depuis 1848, c’est un lieu commun du marxisme de soutenir que la notion de peuple est idéologiquement confuse. Le coup d’État de Louis-Napoléon apprend que la politique est lutte de classes et que le prolétariat se doit d’agir de façon autonome, en se dotant d’organisations indépendantes en vue d’une rupture d’avec le capitalisme.
Reste à savoir ce que l’on entend par « classes ». Si l’on en fait un concept économiste on soutient la thèse d’une détermination mécanique de la conscience politique de l’émancipation par la position sociale. Conscience aliénée, mais portée par le parti d’avant-garde, censé détenir la volonté vraie de la classe. Comme le remarque Rancière, cet usage du mot engage une reconduction de la distribution sociale inégalitaire[1], dont l’ouvriérisme stalinien est le paroxysme. Il occulte l’autre sens marxien, celui d’une classe non-classe, d’une pratique politique de la dissolution en actes de la classification sociale. Cette expérience collective, regroupée jusqu’au milieu du 19e sous le nom de « peuple », s’est nommée ensuite « lutte de classes ».
Aujourd’hui « peuple » fait retour : les mouvements de contestation de la décennie 2010, dans le monde, se sont donnés comme intervention du peuple contre les gouvernants, voire contre les élites, jusqu’à se reconnaître sous la bannière nationale. On perçoit les ambiguïtés inhérentes à de la notion : le peuple-nation ne fait-il pas obstacle au peuple social qui doit être transnational ? « Peuple » est un concept impur.
Mais c’est un fait : les luttes politiques ne sont plus conduites dans le vocabulaire des classes. Celles-ci n’ont pas disparu : « Plus que la fin de la classe ouvrière, nous assistons aujourd’hui à la fin de l’hégémonie que la classe ouvrière a su bâtir sur le populaire »[2]. Comme à chaque crise depuis le XVIIIe siècle (1789, 1848, 1871, 1936, 1945…), l’hégémonie du signifiant « peuple », est le symptôme d’une reconfiguration du conflit politique. Le spectre du peuple vient poser à nouveau la question de la démocratie, sous forme de retour aux racines de la liberté politique à un moment où le gouvernement représentatif voit contester son monopole de l’expression légitime de la « volonté du peuple ».
La question n’est pas d’abord socio-économique : il s’agit de nommer le sujet politique de l’émancipation. À l’époque de la globalisation capitaliste, se joue, contradictoirement, la réactivation d’un ordre et de repères anciens et celle des promesses déçues de la démocratie : l’ethnos prétend retrouver les « valeurs » de la « nation », escamotées par la globalisation, alors que la multitude se présente comme puissance capable de refonder la démocratie, de réveiller un démos somnolent et de restaurer une démocratie radicale et authentique, de réaliser l’égale liberté de chacune avec chacun.
Politiquement, le peuple n’est ni une réalité transhistorique porteur d’une psychologie nationale (peuple ethnique), ni un groupe social particulier (la plèbe). Un peuple se constitue comme manière d’être d’une multitude, à partir d’expériences collectives de résistance à une domination. Elles sont menées sur des scènes où la multitude se présente et se connaît comme unifiée : le pays, les urnes et le parlement, la rue et les comités. Sur la première un peuple nation imagine construire un « chez soi », tramé des solidarités entre subalternes. Les nationalismes la privilégient. Mais c’est aussi le creuset de cette culture « national-populaire » (Gramsci) nécessaire au conflit politique. La seconde est étatique ; elle repose sur la délégation de pouvoirs et la promesse républicaine des droits subjectifs, même si elle est déçue. La troisième est une « scène publique plébéienne », (Miguel Abensour), inventée par la Révolution : c’est l’expérience de la subversion, de la contestation, de l’organisation autonome et de l’agir en commun d’une multitude, expérience de l’égalité et de la liberté effectives faisant fond sur les droits reconnus et les élargissant.
La question politique décisive n’est pas, à mon sens, de réveiller et guider un peuple n’ayant pas conscience de ses intérêts pour le mener à la conquête du pouvoir gouvernemental : ce serait former un peuple homogène et inégalitaire. Elle est d’entendre et développer les expériences de la démocratie par le bas[3], indépendantes des stratégies électorales. Les assemblées des Gilets jaunes, voire le mouvement social contre la réforme des retraites ont, pour bonne part, été occasions récentes de nourrir une telle expérience populaire. Elle a aussi buté sur les tactiques électorales. Dans la crise politique que nous traversons, je ne vois pas d’autre perspective émancipatrice que celle de retrouver des pratiques où l’égalité et la liberté se démontrent dans et par le rapport de forces avec les pouvoirs des dominations. Ce dont la notion de peuple est porteuse, mais pas mécaniquement.
Gérard Bras
[1] Jacques Rancière Aux bords du politique, Paris, éditions Osiris, 1990, p. 46-47.
[2] S. Béroud, P. Bouffartigues, H. Eckert, D. Merklen, En quête des classes populaires. Un essai politique, La Dispute, Paris 2016, p. 15.
[3] Voir Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils. Aux origines moderne de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017.
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