André Pacco a animé un dialogue entre Yanis Youlountas, militant libertaire, auteur de plusieurs documentaires sur les expériences autogestionnaires en Grèce, et Pierre Zarka membre du comité de rédaction de Cerises.
Il y a un peu partout en Europe une défection populaire croissante à l’égard de la vie institutionnelle et des partis politiques. Comment interprétez-vous ce constat de faillite de la démocratie représentative ?
Yannis Youloutas – La faillite de la démocratie représentative est évidente. Certes demeure la tentation d’un régime autoritaire, mais depuis plusieurs années beaucoup de gens mesurent que ce système politique est à bout de souffle, complètement au service du pouvoir financier en raison de la propriété des grands médias par les grands groupes industriels et les milliardaires en France et ailleurs dans le monde.
Pierre Zarka – Ce système représentatif ne marche plus. D’un côté la population cherche d’autres voies pour se faire entendre, de l’autre la bourgeoisie multiplie 49.3 et mesures autoritaires indiquant qu’elle aussi désormais repousse ce système. Donc, on est à la fin de quelque chose, reste à savoir si cela va ça ouvrir sur autre chose… ou pas !
Quel pourrait être le cheminement qui permettrait de passer de mouvements de protestation ou d’expérimentation au caractère autogestionnaire à la montée d’une alternative politique cohérente ?
Yannis Youlountas – La bourgeoisie et le capital ne cèderont pas sans rapport de force qui se situe d’abord en terme d’imaginaire social. En cela notre diversité fait notre richesse. Un imaginaire social, radicalement instituant permettra de convaincre une grande partie de la population que ce système est à bout de souffle ; politique, économique, et, élément nouveau, écologique.
Pierre Zarka – Démocratie… demo… cracie… pouvoir du peuple, ni pouvoir de l’État ni pouvoir des représentants du peuple. Or sur l’ensemble de la planète, les mouvements sont de l’ordre de « être contre » les dirigeants, le capital ; c’est le régime de la protestation! Il urge d’investir le champ des solutions. Ainsi le grand mouvement des retraites. Il était contre les mesures gouvernementales mais n’a pas investi le « où prendre l’argent !». Or les dividendes des actionnaires du CAC 40, peuvent largement payer les retraites et tant d’autres choses. Le pas à franchir ? Dès que le mouvement commence à être sur les solutions, il change de nature, il n’est plus un mouvement de protestation mais devient mouvement de « construction de pouvoir », « de pouvoir faire ». Il se transforme politiquement !
Ce cheminement que vous imaginez tous les deux, selon vous, est-ce qu’il s’agit d’une vision abstraite et lointaine, au regard des réalités ? Ou bien est-ce que vous dégagez de l’immédiat l’existence de points d’appui pour aller dans le ou les sens que vous souhaitez ? C’est du rêve ou une perspective ? C’est pour quand ?
Pierre Zarka – Je crois qu’il y a du « déjà là ». Ainsi de la mise en cause du capitalisme de plus en plus nette. En France, il y a encore 3 ou 4 ans, les personnages indispensables apparaissaient être ” les investisseurs ou les employeurs “, autrement dit le patronat, le capital! On ne pouvait pas se passer de lui. Hors durant le mouvement retraites, les personnages principaux sont devenus les éboueurs, les raffineurs de pétrole, le personnel hospitalier, les enseignants, les cheminots, c’est-à-dire le monde du travail ! Plus que le clivage gauche-droite qui nous renvoie au système représentatif dont nous disions tous les deux qu’il était à bout de souffle, le clivage qui est apparu c’est les gens utiles à la société par leur travail et les profiteurs. Et on est davantage sur ce que nous pourrions appeler tous deux la lutte de classes. C’est un fait nouveau !
Deuxième fait nouveau: lorsque Macron a eu recours au 49.3, les partis de gauche se sont mis à hurler au déni de la démocratie parlementaire. Les manifestants eux, se sont mis à hurler au déni de la démocratie tout court, pas de la démocratie parlementaire. On n’est pas dans l’abstrait, on n’est pas dans le général mais, à partir de ce qui est déjà là, en quête de voir s’il n’y a pas entre tous les mouvements, des dénominateurs communs qui puissent faire force politique au sens profond du terme.
Yannis Youlountas – Oui bien sûr, de toute façon dans le mouvement social on a des gens qui ont pour dénominateur commun un désir profond de liberté associé à un désir profond d’égalité. On sait aujourd’hui que la liberté sans l’égalité c’est la catastrophe qu’on connaît, qui en plus n’est pas vraiment la liberté puisque pour la plupart n’ayant pas les moyens d’existence suffisants et étant dépossédés de choisir l’organisation de la société, ce n’est que la liberté de quelques-uns. D’autre part, l’égalité sans la liberté cela ne marche pas, la dictature du prolétariat cela ne marche pas.
Sur la question du travail je modèrerai juste en disant la chose suivante : nous ne sommes pas que des travailleurs, et parfois dans la vie nous bénéficions du soutien de la société pour différentes raisons, dans l’entraide. On n’est pas des profiteurs pour autant.
Nous sommes d’un côté les travailleurs et tous ceux qui les entourent dans l’entraide de notre base sociale, y compris les gens qui voyagent, qui viennent à nous, qui font des pauses dans la vie. Parce que peut être dans la vie future on peut envisager de ne pas travailler de façon continue et de faire des pauses, pas seulement au titre de vacances mais pourquoi pas, d’année toute entière, on pourrait peut-être penser autrement la chose. Par exemple par rapport à la retraite : est-ce que la retraite doit intervenir au bout de la vie, quelque temps avant la mort, en espérant qu’on ait encore un peu de temps à vivre en bonne santé ; c’est l’un des enjeux actuels. Je me méfie toujours quand on place le travail comme pierre angulaire de la société future. Je pense que cela n’est pas l’alpha et l’oméga du système politique et économique futur. Il faut se méfier et ne pas aliéner le travailleur à son outil de travail, on est aussi autre chose et il est important de le souligner.
Vous avez tous les deux des parcours fort différents. On voit cependant que vous pouvez vous rencontrer et parler. C’est déjà pas mal. Comment voyez-vous ces parcours et leur compatibilité? Vous et ceux avec qui vous travaillez.
Yannis Youlountas –Nous sommes tous dans des labyrinthes, à titre personnel au même titre que collectivement. Ce labyrinthe politique, dont on essaie de sortir pour essayer de passer à autre chose. Donc, dans ce contexte, pour moi, les maîtres mots, c’est l’humilité, la tolérance, l’écoute, l’ouverture, la bienveillance. Et pour cela, je crois beaucoup en la méthode de se rencontrer plus souvent par-delà nos différences.
La société qu’on désire c’est une société de diversité et donc, par conséquent, il faut que cette diversité soit présente dans notre façon de la préparer. C’est notre richesse. Nous avons évolué les uns les autres, nous n’avons pas fini d’évoluer. Nous ne sommes pas certains d’avoir toujours raison.
Pierre Zarka – En tant qu’anciens membres du PC, on a bien été obligé de s’interroger sur “ pourquoi nous avons échoué ”. Deux solutions, soit on ne remettait pas grand-chose en cause et donc on renonçait en disant “ on a échoué, c’est fini ”. Soit il fallait désosser, déshabiller complètement ce que nous avions été avec un regard critique important.
Le processus révolutionnaire sera le fruit d’une espèce de puzzle : différents courants, différentes options, différentes expériences peuvent avoir une pièce ou un morceau de pièce… mais personne ne les a toutes. Et donc, les différences ne sont plus des obstacles, mais c’est, au contraire la base de ce qui est fécond, C’est-à-dire qu’on est dans l’ordre d’une construction.
Yannis Youlountas – Et c’est la différence entre le mot unanimité et le mot consensus. L’unanimité, c’est être tous du même avis. Et quand on est tous du même avis et tout le temps, et partout, il y’a de quoi s’inquiéter.
L’État imite les partis… ou les partis copient l’État ?
Yannis Youlountas – Le problème de l’État, il est un peu la même chose que le problème des appareils politiques ou des professionnels de la politique, des permanents en tous genres dans tous les domaines, cela fait qu’à force de prendre une position et de la garder, on finit par avoir un intérêt de position individuellement, collectivement, au lieu de travailler pour l’intérêt général, pour le commun. Et on s’éloigne finalement de ce dernier.
Pierre Zarka – Je crois que les partis politiques ont été faits sur le modèle de l’État parce que leur visée, c’est la prise du pouvoir. Et à partir de là tout ce qui n’est pas lui, lui est concurrent.
Mais l’aspiration à être, l’aspiration à maîtriser son sort, elle suinte de partout, dans le mouvement des femmes, des migrants, des jeunes, des écologistes. Elle était dans le mouvement sur les retraites, les gens disaient « on ne veut pas perdre notre vie à la gagner »…
Yannis Youlountas – … et les Gilets jaunes, et le RIC, par exemple…
Pierre Zarka – Absolument, les Gilets jaunes, c’était ça. Et ils se sont interrompus au moment où ils étaient en train de poser le problème. Des journalistes les interviewaient en disant : “ vous n’avez pas de représentants ”… Ils disaient “ ce n’est pas parce qu’on n’arrive pas à en avoir, c’est qu’on n’en veut pas. On voit bien ce que ça a donné ”. La question était posée. Ça fait partie du “ déjà là ”. Y’a pas la réponse… Mais y’a la question. Voilà. Alors qu’avant il n’y avait même pas la question.
A peine Yannis et Pierre avaient-ils clos leur entretien qu’on apprenait les nominations des nouveaux ministres et leurs premières déclarations.
Pierre Zarka – L’enjeu est très actuel pour ne pas dire urgent. Le remaniement ministériel de Macron cache une volonté de franchir une étape dans la volonté de détruire les aspirations démocratiques. Après la loi Darmanin qui vise à dissocier les migrants des autres, la mise en cause des enseignants comme cause des désastres de l’Ecole, des intellectuels et artistes comme privilégiés loin du peuple, des syndicats comme autant de facteurs de blocages est le début d’une entreprise d’en faire les boucs émissaires dans une logique populiste qui tournerait le ressentiment populaire contre eux. On mesure alors combien il est urgent de se dégager de l’impuissance des formes politiques traditionnelles. Entre cette nécessité et la pente vers un modèle du type colombien ou italien, il n’y a guère de milieu. Une course de vitesse qui ne dit pas son nom est engagée.
Yannis Youlountas – Personnellement, je n’ai rien à dire sur les chaises musicales des gouvernements.
Une fois de plus, tout change pour que rien ne change. Le pouvoir reste du même bois et la Macronie un type de gouvernement qui suscite, une fois de plus, la montée de l’extrême-droite.
A lire également
Quid de l’organisation révolutionnaire ?
Le conflit pour faire démocratie
Rennes, une citoyenne à la mairie