Si l’on veut résoudre un problème, il faut commencer par savoir d’où il vient. Ceci a l’air d’un truisme, mais c’est pourtant bien vrai s’agissant de l’inflation.
Les causes le plus souvent invoquées pour expliquer ce phénomène sont une quantité de monnaie trop abondante et une augmentation des salaires trop forte. Elles sont toutes les deux erronées au regard du passé récent et de la situation actuelle. Premièrement, pendant au moins toute la décennie 2010, les banques centrales ont irrigué les rouages financiers de liquidités, cherchant désespérément à faire monter le taux d’inflation au-dessus de 2 % par an dans le but de relancer l’économie, mais en vain ; il a fallu la pandémie et la guerre en Ukraine pour réamorcer le processus inflationniste. Deuxièmement, à rebours de la pensée dominante, il n’y a jamais de course entre les prix et les salaires, mais toujours une course entre les deux composantes principales des prix, à savoir les profits et les salaires, dont la résultante est l’inflation. Celle-ci est donc toujours la conséquence de la confrontation sociale pour le partage de la valeur ajoutée ; dans les termes de Marx, elle est une expression économique de la lutte des classes. Cette confrontation se résout temporairement plus ou moins facilement selon la quantité de monnaie qui circule et surtout selon que la productivité du travail progresse ou non.
Pourquoi, alors, y a-t-il eu aussi peu d’inflation dans les économies capitalistes développées pendant près de quatre décennies de néolibéralisme ? Essentiellement parce que le capitalisme a réussi à imposer une répartition de la valeur ajoutée plutôt à l’avantage du capital. Une étude récente montre qu’en France, au cours des 50 dernières années, la part salariale dans la valeur ajoutée brute des sociétés non financières a baissé d’environ 4 points (de 69 à 65 %). Et l’Insee confirme que ce sont les profits qui ont nourri l’inflation des trois dernières années une fois son déclenchement opéré par la pandémie et la guerre en Ukraine. Toujours selon l’Insee, le taux de marge des entreprises françaises a augmenté de 1,5 point pendant le deuxième trimestre 2023 pour se porter à 33,2 %. Dans le même temps, les dividendes versés aux actionnaires et les rachats d’actions ont battu tous les records en France, en Europe et dans le monde.
Que peut-on faire ? La hausse des taux d’intérêt par les banques centrales peut donner l’impression qu’elle est à même de freiner la spirale enclenchée, mais le ralentissement en cours depuis quelques mois est davantage dû à la diminution de la tension internationale sur la livraison des fossiles. Ainsi, la hausse des taux n’a pas de prise directe sur les racines sociales de l’inflation. D’ailleurs, celle-ci reste forte sur les produits de base comme l’alimentation.
Aussi, la réduction drastique des dividendes et rachats d’actions pour améliorer les bas salaires est devenue un impératif catégorique. Pour des raisons sociales bien sûr, mais aussi afin de faciliter la bifurcation écologique, parce qu’il va falloir financer d’énormes investissements d’avenir. Cette exigence est d’autant plus forte qu’il ne faut plus compter sur de fortes hausses de la productivité. Une nouvelle politique économique aurait deux piliers pour agir sur la répartition de la valeur ajoutée : imposer une réduction des inégalités de salaires dans les entreprises, notamment entre haut encadrement et tâches productives et entre hommes et femmes ; mettre en œuvre une profonde réforme fiscale pour augmenter les impôts sur les hauts revenus et les patrimoines.
Une telle modification de la répartition des revenus pourrait alors être complétée en décidant que le prix des biens essentiels à la vie seront fixés par l’autorité publique : ceux de l’énergie, de l’eau, du logement, des denrées essentielles. Lutter contre l’inflation, c’est contraindre la loi du marché à se soumettre à l’intérêt général.
Jean-Marie Harribey
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T. Dallery, J.-M. Harribey, E. Jeffers, D. Lang et S. Treillet, « La répartition de la valeur ajoutée », Note pour les Économistes atterrés, mai 2023, https://www.atterres.org/partage-de-la-valeur-ajoutee-en-30-ans-la-part-revenant-aux-salaires-sest-erodee.
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Insee, « Évolutions récentes des taux de marge », décembre 2022, file:///Users/admin%201/Desktop/ndc-dec-2022-etude-thematique-2.pdf.
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N. Silbert, « Les marges des entreprises continuent de nourrir l’inflation », Les Échos, 7 septembre 2023.
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J. Boone, « Les dividendes atteignent de nouveaux records », Les Échos, 31 août 2023.
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