Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Faire les saisons : ce curieux mélange entre patronat et autogestion

Je suis une femme blanche et valide, issue d’une classe moyenne aisée, j’ai fait des études longues en écologie avant de choisir une vie de saisonnière agricole et d’engagements militants. 

Je fais les saisons d’été, soit en plantes aromatiques et médicinales (ppam) soit dans les vignes et je fais des remplacements en élevage, chèvrerie-fromagerie ou poly-élevage vivrier au long de l’année dans des petites ou très petites structures, quasi toujours en agriculture biologique, en massifs ou sur leur flancs (Chartreuse, Bauges, Maurienne, Avant-pays savoyard et plaines de Haute-Savoie)

Autant j’ai choisi la précarité des conditions de vie qui vont avec ce rythme (contrats Tesa, aléas climatiques), autant je me sens démunie et en désaccord avec les logiques générales auxquelles ces exploitations participent : monoculture (pour la vigne), quasi pas de vente en vrac, image de produits haut de gamme, prix de vente élevés pour les consommateur/trices mais à peine suffisants pour que les paysan.ne.s puissent se sortir un smic mensuel, salariat avec hiérarchie pyramidale, pas de syndicalisation des saisonnier.e.s…

Il reste une certaine liberté de parole, mais seulement pour celleux qui ont les codes sociaux et un contexte individuel le leur permettant. Les collègues qui ont une famille, un loyer, ou qui ont vécu d’autres conditionnements au travail (dévalorisations du fait d’une non-conformité aux exigences de productivité et de réactivité du capitalisme) l’ouvrent moins (voire pas) que celleux avec moins de contraintes, qui sont du cru et qui sont déjà passé.e.s dans beaucoup d’exploitations du département.

Concernant le machisme et les rapports genrés, je vois une fracture énorme entre des endroits où il y a des formes dont on peut discuter sans que ce soit dans un rapport de force, et certains endroits où c’est omniprésent et difficilement discutable. Ce sont des milieux sociaux très différents qui peuvent se côtoyer, parfois il y a des exploitations où c’est mélangé et c’est très intéressant.

Il y a des lieux où les équipes sont soudées, avec beaucoup d’entraide et de soin entre travailleurs/euses, et d’autres où c’est une succession continue de rapports de force et de stigmatisation des particularités individuelles. Dans ce que j’ai vu, et ça vaut pour moi aussi, on a tendance à se pousser soi-même les premières années, par amour du geste, conditionnement ou pression patronale selon les cas.

C’est important pour moi de dire aux nouve.aux.lles qu’en tant que saisonnier.e agricole, nous travaillons à la capitalisation de l’outil de travail de quelqu’un.e d’autre, et que ça rentre en compétition (au sens des stratégies évolutives) avec l’amour manifeste qu’on a tou.te.s à faire ces travaux et à vouloir les faire au mieux. Notre outil à nous, c’est ce que nous sommes, à savoir notre corps physique et notre façon d’être avec nous-même et avec les autres. On ne vend pas notre corps mais notre force de travail. Je ne leur apprends rien en disant ça. Chacun.e s’en rend compte, mais ça pose le sujet ouvertement.

On est souvent seul.e.s pour gérer nos conditions de travail, nos corps et leur usure à moyen et long terme. Je sens une sorte de tabou à ce sujet dans ce milieu : quand on voit passer un  vigneron à la retraite qui marche anglé à 90°, on blague en le plaignant et en disant qu’il a beaucoup bossé (et il semble alors accepter que le travail ait tous les droits sur les corps), mais quand est-ce qu’on parle des saisonnier.e.s qui ont des TMS ou des troubles liés au cocktail individuel de produits avec lesquels ielles auront été en contact au cours de leurs passages dans des exploitations différentes ? Jamais, ça n’existe pas. Je ne sais même pas s’il y a des chiffres à ce sujet.

Je ne développe ici que les aspects sociaux car c’est ce qui m’importe le plus au quotidien. Cependant ça reste pour moi des environnements de travail où les interactions entre individu.e.s et les dynamiques de groupe sont primordiales et où il y a la place d’en discuter. C’est une des choses qui me font continuer à passer d’un endroit à un autre : participer au fait que ça reste un milieu ouvert, avec du brassage social et culturel, et la mise en place de fonctionnements plus ou moins collectifs dans des groupes transitoires non-affinitaires. 

Perrine Augrit

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