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Potentialités des luttes, addition ou cause commune, trois syndicalistes poursuivent le débat

Le 11 janvier dernier, une table ronde a réuni plusieurs membres du comité de rédaction de Cerises, Céline Verzeletti de la CGT,  Nada Cladera de Solidaires, Jean-Marc Cléry de la FSU qui ont accepté notre invitation à réagir aux dossiers des numéros de décembre et de janvier : les potentialités du mouvement social, la multiplicité des luttes et leur rapport à l’anticapitalisme.  Quels sont les « dénominateurs communs » à toutes les mobilisations ? Comment permettent-ils de passer de l’addition de luttes et de mouvements à une dynamique populaire qui s’empare du politique ? Comment faire cause commune sans s’effacer derrière qui ou quoi que ce soit ? Quels éléments permettent à chaque mouvement d’agir pour un rapport de forces qui lui soit plus favorable ? Et améliorent le mouvement général de transformation et d’anticapitalisme ?

Potentialités des luttes 

Céline Verzeletti :« la CGT est sur la double besogne mais je ne suis pas sûre qu’au départ en tout cas, la majorité des salariés qui sont impliqués aient conscience dans ses objectifs de mener une bataille contre le système capitaliste (…) je pense néanmoins qu’il y a eu une évolution, ces derniers temps, quant à la conscientisation de notre classe et de la lutte des classes. On le constate au sein des entreprises, pas sur d’autres mobilisations… quoi que… »

Nara Cladera pense qu’« on est dans un moment historique très intéressant parce que le covid est passé par là et a mis vraiment sous le projecteur l’échec absolu du néolibéralisme à l’échelle planétaire. Il y a une prise de conscience avec toutes les différences bien sûr géographiques, historiques, culturelles, mais une prise de conscience planétaire. 

Jean-Marc Cléry est frappé par la bonne santé de la pensée critique que ce soit en matière de féminisme, de réflexion écologique, de rapport au vivant(…). Selon lui le fond de l’air est beaucoup plus rouge que ce que l’on pourrait croire. Jean Marc observe que sur le terrain intellectuel on a toute une génération de jeunes chercheurs qui sont arrivés dans un contexte peu favorable à la pensée critique (…) et le vocabulaire de la contestation du système fait une percée magistrale : on entend parler de domination, d’exploitation capitaliste, de colonialisme, de patriarcat, c’est assez remarquable ».

Pierre Zarka revient sur la notion d’iceberg : « On sait que ce que l’on voit d’un iceberg c’est la plus petite partie et que la plus grosse est complètement hors de notre champ de vision. Quelle mouche a piqué le MoDem dans le débat budgétaire à l’Assemblée nationale lorsqu’il a proposé un amendement pour taxer non pas les supers profits mais les supers dividendes, c’est-à-dire le cœur du système ? Certains ont des antennes qui descendent très profondément dans la société. Et que peut être les nôtres, ne descendent pas aussi profondément. Il y a dans le non-dit ou le non-explicite peut-être quelque chose qui n’est pas toujours repris et qui pourtant existe à l’état latent. Et qui fait, que parfois, on est un peu pris de court par des mouvements qui surgissent. C’est à la fois inévitable, normal, sein, mais aussi peut-être un peu symptomatique. Personne n’avait vu venir les gilets jaunes au moment où ils ont surgi ».

Céline Verzeletti : « Les batailles sur les salaires depuis longtemps n’avaient pas été des batailles offensives. Notre entreprise dégage tant de profits, tant de dividendes, nous on veut avoir notre part, voilà ce que disent les salariés. C’est très clair. Ce sont là des discours qu’on n’avait pas entendus depuis un certain temps. Ça, c’est tout à fait positif (…) Ainsi de la jeunesse précarisée qui n’est pas dans les entreprises. Parfois nous estimons qu’ils ne sont pas politisés, et bien je n’en suis pas si sûre. Par contre ils l’expriment différemment ». 

Nara Cladera : « Je pense que la jeunesse est très consciente, concernant notamment la question écologique la planète. Extractivisme et l’exploitation à tout-va, sont des éléments moteurs et intrinsèques du capitalisme faisant partie du mécanisme lui-même, du système capitaliste. Et cela est un levier important pour la jeunesse (…) Nous avons pu voir aussi que les mouvements des gilets jaunes, à la fois très multiples très différents, avaient justement jeté le pavé dans la mare sur la question de la lutte des classes ». 

Daniel Rome : « Les jeunes de Deliveroo à Toulouse se sont fortement impliqués en créant un syndicat et en exigeant un statut de salariés. Il y a aussi dans la jeunesse la plus précarisée, parfois des luttes inattendues qui donnent des débuts de victoire ».

Jean-Marc Cléry : « Nous sommes dans une période de haute conflictualité sociale.  La question c’est effectivement les débouchés à apporter à cette colère sociale, rentrée, qui sort parfois sur un certain nombre de sujets ponctuels mais pour laquelle il est difficile de donner un horizon. (…) Les luttes sont aussi des moments où on peut construire de la réflexion. Justement, la lutte pour les retraites, en tous cas dans sa première version contre le projet Macron, n’a pas seulement été un travail de mobilisation, elle a aussi été un travail de précision, d’approfondissement, et de mise au clair non seulement de la critique du projet de la réforme à point qui était celui de Macron, qui a d’ailleurs permis de stopper pour assez longtemps, le projet qui était porté par la CFDT ».

Daniel Rome :« on gagnera le jour où on aura gagné l’hégémonie culturelle sur des grandes questions politiques économiques et sociétales ».

Sylvie Larue : « Si les luttes accélèrent les processus de conscientisation, il y a toujours des freins sur l’idée qu’il faut travailler sur les alternatives. Je pense que si la CGT, la FSU et Solidaires, à l’occasion de la bataille des retraites, réussissaient à avoir une expression sur les revendications – retraite à 60 ans et 37,5 annuités-, en disant qu’on peut financer en augmentant les cotisations et en ponctionnant l’argent des dividendes cette expression commune permettrait d’aborder cette bataille contre la réforme des retraites différemment ».

Addition des luttes ou cause commune

Nara Cladera : « Quand on dit transformation sociale on ne peut pas imaginer une seconde une société transformée vers une société émancipatrice sans combattre l’ensemble des oppressions, arrêtons ce faux débat de lutte de classe versus oppressions ». 

 Céline Verzeletti remarque « que certaines thématiques mobilisent plus et particulièrement dans la jeunesse et parfois auprès de personnes qui ne sont pas forcément dans des structures ou des forces organisées, par exemple sur les questions féministes, sur les questions environnementales, sur les questions du racisme (…).  Quand on dit que certaines luttes qui pourraient être considérées comme périphériques et pas au cœur de la lutte anti capitaliste par exemple les questions féministes, environnementales et anti racistes […] les personnes n’auraient pas forcément conscience ou la volonté de mener une lutte anticapitaliste, je pense qu’en fonction de ce qu’on est, de ce qu’on vit, on n’a pas les mêmes urgences en premier lieu. Quand on veut absolument faire converger les luttes, parfois c’est un échec parce que pour le coup chacun a ses propres urgences et forcément ça implique de hiérarchiser ces urgences.

Ce système capitaliste nourrit d’autres systèmes de domination qu’il faut prendre en compte forcément et donc ça c’est difficile parfois dans nos organisations de prendre conscience de ça et de justement arriver à articuler ses mobilisations sans invisibiliser certaines plus que d’autres, hiérarchiser les différentes thématiques ».

Nara Cladera … « ces luttes, ces oppressions […] que le mouvement ouvrier historiquement […] avait considéré comme inférieures, secondaires, pas prioritaires […] là il y a vraiment eu un changement de paradigme. Le capitalisme est né et a pu se développer avec le colonialisme donc par conséquent la lutte anti-raciste est essentielle et c’est une lutte anti capitaliste avec le patriarcat également bien sûr l’exploitation, bien entendu qu’en attaquant le racisme, on affaiblit le capitalisme ».

Jean-Marc Cléry « On entend aujourd’hui de plus en plus[…] parler de domination, d’exploitation capitaliste, […] de colonialisme, de patriarcat, […], des concepts qui étaient totalement effacés à la fin des années 70, je trouve ça assez enthousiasmant ».

Daniel Rome observe que sur la question du racisme et de l’accueil des migrants, les forces politiques ont battu en retrait et ont eu peur du Front national. 

Jean-Marc Cléry fait ce constat : « la condition d’un jeune doctorant ou d’un post-doc, eux aussi connaissent la précarité ; les femmes chercheuses connaissent aussi les questions de sexisme, ô combien !, à l’université et de domination -et ce n’est pas tout à fait pour rien que ces jeunes chercheuses et chercheurs sont sur des positions beaucoup plus critiques et beaucoup plus radicales aujourd’hui ». 

Qui élabore ? Ou comment se définir comme sujet politique ? 

Pierre Zarka Ne faut-il pas investir davantage, les uns et les autres, le champ des alternatives peut permettre de créer ce que j’appellerais, moi, un dénominateur commun, sans demander à qui que ce soit d’abandonner ses préoccupations ?

Nara Cladera insiste sur la définition du « politique » et revendique en tant que syndicaliste de se considérer comme force politique : « le syndicalisme est une force politique et c’est un outil de lutte justement parce que nous sommes une force politique qui permet de transformer la réalité concrète » dit-elle.  « Dans les luttes, le travailleur prend conscience qu’il est un sujet politique ». 

Jean-Marc Cléry insiste sur le rôle des organisations dans la prise en charge de la visée politique : « Si on veut tracer des perspectives et donner des horizons de lutte, je crois qu’il y a un moment aussi où il faut prendre une forme de risque dans ce qu’on affirme. Et du type de société qu’on envisage (…). On lutte aussi parce qu’on est en colère, parce qu’on est révolté et parce qu’on a souffert… mais aussi parce qu’on a du désir ! (…) Je crois très fortement à la nécessité d’avoir des espaces, des espaces de confrontation, et des espaces d’échanges ».

Pierre Zarka pose la question : « Mais qui va le produire ? Je ne crois pas qu’on puisse produire à la place des intéressés ».

Patrick Vassallo renchérit : « Je ne reconnais aux organisations que le pouvoir de mettre des espaces où l’on construit des choses. Le reste, aux assemblées générales de travailleurs, de décider. Et à l’autogestion de la société de se faire. Il y a donc une question de dynamique.  Il nous faut une visée, et pour cette visée une dynamique ».

Pierre Zarka : La visée, pour moi, ça fait partie de la définition de la lutte.

Cette dernière partie résonne avec le dossier de ce numéro de février. En pleine mobilisation contre la réforme des retraites, il y a de quoi faire des travaux pratiques, nous y reviendrons en mars. 

La synthèse des débats a été réalisée par Catherine Destom-Bottin, Sylvie Larue, Daniel Rome. 

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