Dans la recherche d’un éventuel dénominateur commun aux luttes d’ici et d’ailleurs, il serait tentant, par confort d’esprit, de pointer le système capitaliste à la fois pour sa dimension précisément systémique et son rapport d’exploitation exercé par la dictature d’une classe minoritaire sur la Terre toute entière, dont les peuples et autres espèces vivantes. En plus du rapport capital-travail, les dominations sur des genres, des races, des écosystèmes, produisent toutes les inégalités et les douleurs du monde. En retour, ce système capitaliste qui trouve dans ces dominations, sa propre matrice, légitime ces dernières en les naturalisant via des hiérarchies sociales ; ainsi de l’échelle des races, à celle des genres ou celle du spécisme, sont produites les armes idéologiques de l’esclavagisme, du colonialisme, de l’impérialisme, du racisme, du sexisme, de l’extractivisme…
Pour autant, si ces oppressions ont permis l’émergence et l’expansion du capitalisme, elles ne s’y réduisent pas. D’une part, car certaines d’entre elles précèdent le capitalisme mais aussi et surtout d’autre part, car elles ont leur propre autonomie dont les mécanismes à n’en pas douter survivront à la mort de ce système.
Ainsi, l’expression « convergence des luttes » est juste un cri dans un mégaphone car la question reste entière: converger sur quoi? Sans doute que pour beaucoup, le point focal, le dénominateur commun ne pourrait être que le système capitaliste. Sauf que ce strabisme convergent rejette dans les angles morts toutes les singularités de chacune des oppressions jusqu’à les dénuder et les faire disparaître. Au nom de quoi exiger de ceux et celles qui luttent contre l’islamophobie ou contre les violences sexistes et sexuelles ou encore le nucléaire, d’avoir en ligne de mire le système capitaliste ?
Par contre, si nous parlons de faire l’unité autour d’une lutte spécifique comme l’une précitée ou par exemple celle qui s’oppose à la contre-réforme libérale de notre système de retraite, il va de soi que l’unité entre syndicats, partis, collectifs locaux… est tactiquement plus efficace (d’ailleurs Macron ne s’y trompe pas, il appelle lui aussi à l’unité derrière sa bannière néolibérale). Idem, si nous devons lutter contre les violences policières, il est souhaitable que tous les collectifs Vérité et Justice se retrouvent ensemble…
Mais dès lors que nous abordons des luttes différentes, il serait plus cohérent dans nos pratiques et nos réflexions, de parler d’« articulations des luttes ». Ce serait déjà les reconnaître toutes sans invisibiliser ou hiérarchiser l’une d’elles. Cette étape, fondamentale, première et non négociable, est le préalable pour lutter à égalité de regards. Plutôt qu’un point de convergence au loin, alignons nos lignes d’horizons de luttes et laissons opérer les intersections dynamiques.
Car dans les faits, s’il y a bien intersectionalité des luttes, il n’y a jamais eu ni hier ni aujourd’hui véritablement de juxtapositions de luttes. Seule la pensée, par simplification du réel, s’autorise à découper dans l’espace et le temps les luttes d’émancipation sociale pour en présenter un patchwork de conflictualités séparées les unes des autres. Concevoir les luttes sociales ainsi est sans doute pratique pour étudier les ressorts de chacune au regard des objectifs et des mots d’ordre qu’elles se donnent mais cela ne rend pas compte de la complexité des motivations et des consciences en marche des acteurs et actrices agissant au sein de ces collectifs.
Invisibiliser ou secondariser une lutte, c’est détruire une partie sociale
et par conséquent un projet de société des égaux
Il se trouve que si le dénominateur commun n’a pas de sens, le commun lui existe, car dans chacun de ces collectifs agissants, nous sommes traversé.e.s par de multiples oppressions dont l’exploitation propre au rapport capitaliste. Croire que des tziganes, arabes, noir.e.s, musulman.e.s, victimes du racisme intentionnel d’État ou institutionnel, qui se mobilisent pour l’égalité des droits et pour la dignité ne seraient pas touché.e.s au même moment par la disparition des services publics qui détruit l’éducation, la santé, est absurde. En ce sens, la dimension intersectionnelle naît d’abord dans les sujets agissants (ou pas) au sein de collectifs. Nous sommes, de par nos conditions objectives d’oppressions croisées, la possibilité subjective d’horizons de luttes mêlées. Encore faut-il que les reconnaissances mutuelles des combats dessinent des légitimités respectives à exister à égalité. Alors seulement, peut se penser enfin une autre société. Invisibiliser ou secondariser une lutte, c’est détruire une partie sociale et par conséquent un projet de société des égaux.
Cette étape première exige par exemple, que si demain les habitant.e.s d’un quartier populaire se révoltent à l’image de 2005 suite à l’assassinat de Zyed et Bouna, que l’ensemble de ceux et celles qui se revendiquent de l’émancipation sociale assument avec leurs organisations respectives, la solidarité politique avec les révolté.e.s. On se souvient à l’époque, comment le qualificatif de « sauvages » ou la dénomination d’ « émeutes » ont été utilisés de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche pour dépolitiser ce mouvement social majeur qui aura permis la (re-)naissance de l’antiracisme politique.
Dans cette période de fascisation, il est encore temps, dans nos organisations respectives, de combattre en leur sein toutes les oppressions systémiques, de mettre la lumière sur toutes les luttes minorisées dont celle contre l’islamophobie qui aujourd’hui vertèbre quasiment tous les partis politiques, d’assumer collectivement l’autonomie des luttes avec leur exigence de non-mixité et de faire taire ceux et celles qui au nom de la sacro-sainte « non-division de notre classe sociale » nous combattent pour défendre, dans bien des cas, leurs quelques privilèges d’une blanchité couillue.
Omar Slaouti
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