Il y a moins d’un an, Boric remportait l’élection présidentielle, portée par une alliance comprenant les gauches communiste, chrétienne, libertaire, écologiste ou encore l’ex-présidente de « centre gauche » Bachelet. Il recueillait 4,6 millions de voix, soit 55,81% des suffrages valablement exprimés. Les 44,19% du candidat se revendiquant ouvertement de Pinochet montraient la radicalité de la bourgeoisie chilienne et de ses soutiens. 7 millions de personnes, près de la moitié du corps électoral, n’avaient pas participé au scrutin ; le vote n’était plus obligatoire au Chili depuis 2012.
Juste après cette élection, nous écrivions dans le numéro de janvier 2022 de Cerises1 : « Toujours en recherche d’idole, une partie de la gauche présente Boric comme le représentant de la révolte de 2019, son débouché politique en quelque sorte alors que le contenu de sa campagne électorale était de caractère social-démocrate. Rien n’est écrit à l’avance y compris le risque de tirer les mêmes bilans, dans quelques mois, que précédemment avec Tsipras, Iglesias et bien d’autres. Les classes populaires, les mouvements féministes et LGBTQI, ont permis à Boric de remporter l’élection. Pas tant par enthousiasme et soutien envers son programme social-démocrate, mais parce que c’était lui ou le pinochetisme. Boric président, cela représente un espace, un temps, pour continuer le mouvement social de 2019, cela permet notamment que le processus constituant puisse aller à son terme. Encore faut-il que celui-ci n’échappe pas à la population. En matière de solidarité internationaliste, plutôt que de nous en remettre seulement à UN président soutenons LES mouvements syndicaux, féministes, LGBTQUI, Mapuches, étudiants, etc. »
Qu’en est-il quelques mois plus tard, notamment à l’aune du referendum sur l’approbation ou non d’une nouvelle Constitution ? Celle-ci a été rejetée par 7,8 millions de voix contre ; il y a eu 4,8 millions de voix pour. Le vote était redevenu obligatoire : l’immense majorité des personnes qui n’avait pas participé au scrutin des présidentielles, sommée cette fois de participer, a voté pour que rien ne change. Celles et ceux qui souhaitaient la mise en place de la nouvelle constitution représentent sensiblement le même nombre de voix que celles recueillis par Boric lors du deuxième tour des élections présidentielles.
D’où venait ce projet de nouvelle constitution ? En 2019, suite aux augmentation de prix de services publics, un vaste et profond mouvement a secoué le Chili. Malgré une violente répression (28.000 personnes ont été détenues entre le 18 octobre et le 6 décembre 2019), le mouvement social a tenu bon et créé une crise politique qui se résolu dans le processus de nouvelle Constituante, rompant avec celle héritée de la période Pinochet. Des élections furent organisées en 2021, afin d’élire une Assemblée chargée de rédiger la nouvelle Constitution. 80 % des votantes et votants approuvèrent le processus. Parmi les 155 constituant∙es, il y avait des féministes, des écologistes, des militant∙es de mouvements sociaux et des représentant∙es des Amérindien∙nes.
Pourquoi ce choix du statu quo ? On a mentionné plus haut le vote obligatoire ; bien entendu, il y a d’autres explications. Franck Gaudichaud indique « Il y a aussi tout un travail d’explication de ce qu’est la convention constitutionnelle qui n’est pas arrivé jusqu’au bas de la société. Toutes les discussions sur les avancées possibles, sur la sécurité sociale, les droits fondamentaux, le retour de l’eau comme bien public, sont restées dans les hautes sphères de la société. ». Certes, mais au-delà du déficit d’explication, ce sont les choix politiques qu’il faut interroger. Pablo Abufom, militant chilien de Solidaridad et éditeur de Revista Posiciones2, écrivait le 21 décembre 2021 : « […] le nouveau gouvernement devra répondre à deux demandes urgentes de secteurs qui n’appartiennent pas à sa coalition, mais qui l’ont soutenu au second tour. La liberté des prisonniers politiques mapuches et de la révolte, et le droit à un avortement libre, légal, sûr et gratuit. […] Il devient donc inévitable que les diverses forces politiques et sociales, à l’intérieur et à l’extérieur de la Convention constitutionnelle, se rencontrent dans une alliance qui rassemble les mouvements qui ont soutenu les mobilisations féministes, étudiantes, territoriales et syndicales de ces dernières décennies, et qui intègre l’archipel de la gauche radicale dans une activité de masse qui convertit son potentiel militant, qui a tant contribué à ces mêmes mouvements sociaux, en capacité politique du peuple et pas seulement de petits groupes. Cette alliance populaire aura une tâche difficile : affronter la nouvelle droite radicalisée et son désir de revanche antipopulaire. Cette confrontation aura lieu dans les rues et s’appuiera sur les leçons d’autodéfense apprises il y a plusieurs décennies, et plus récemment pendant la révolte. Mais la manière la plus durable de stopper l’ultra-droite est de gagner sa base populaire potentielle à un projet de transformation anticapitaliste et féministe, et cela passe par la conquête de meilleures conditions de vie et de lutte, en bloquant la voie à l’offre d’une sortie de crise conservatrice. Le fascisme est également combattu sur le terrain de la vie quotidienne de la classe ouvrière plurinationale au Chili. Mais surtout, cette confluence politique et sociale a la possibilité de devenir la force qui donnera un appui territorial à la rédaction et à l’approbation de la nouvelle Constitution lors du plébiscite de sortie en 2022, et qui pourra corriger les vacillations du nouveau gouvernement aux moments cruciaux de la réalisation du programme. Avec un Congrès bloqué, sans majorité claire, ce qui fera pencher la balance à ces moments-là sera, comme dimanche dernier, la mobilisation populaire. L’indépendance politique et l’orientation programmatique de cette mobilisation seront la clé de ce nouveau cycle. »
La militarisation de territoires mapuches et l’emprisonnement de militants illustrent à quel point ce qui était proposé là n’a pas été réalisé. La mobilisation du camp réactionnaire a aussi compté, mais pouvait-on penser qu’il allait rester l’arme au pied ? Un changement constitutionnel relève d’un affrontement social qui nécessite une mobilisation et une participation extra-parlementaire, sous peine d’un isolement social mortifère qui conduit à la défaite. Terminons par ce témoignage des camarades du syndicat du Métro de Santiago, membre de la Federación de Sindicatos de Metro S.A., le 7 septembre : « Depuis hier, les lycéens ont entamé un processus de mobilisation, qui a été réprimé par les forces de police. Dans le même temps, le gouvernement a annoncé son premier changement de cabinet en raison de la défaite dans les urnes, prenant un virage vers le centre en intégrant les acteurs de l’ancienne concertation.La raison pour laquelle les lycéens et étudiants manifestent est le refus qu’un panel d’experts soit chargé de rédiger la nouvelle proposition de Constitution ; c’est pourquoi ils et elles veulent une Assemblée constituante.La stratégie adoptée par ces jeunes est celle qu’ils et elles ont utilisée en 2019 lors de l’augmentation du tarif du métro : s’asseoir sur le quai des stations de métro en perturbant la continuité du service, en fermant des stations et en générant des coupures dans les lignes. La réponse du gouvernement, en accord avec la direction du Métro, a été l’entrée de forces de police armées, la répression envers les étudiants mais aussi tous les passagers, en lançant sans discernement des bombes lacrymogènes dans les stations, ainsi que par des agressions violentes contre les mineurs et les personnes qui défendaient les jeunes. »
Christian Mahieux
1 Henri Mermé, Christian Mahieux, « Chili : défaite du candidat pinochiste à l’élection présidentielle », Cerises n°32 de janvier 2022.
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