Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

La communauté des affections : qu’est ce que faire société ?

L’articulation du « je » au « nous » dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 s’exprime dans le caractère contaminant de l’oppression : « Lorsque qu’un seul membre de la société est opprimé, l’ensemble de la société est opprimé », « lorsque la société est opprimée tous ses membres sont opprimés ». Pas de séparation possible entre les membres d’une société et cette société, ce serait même cela faire société : se sentir au même titre responsable de soi et responsable du groupe. Être spectateur de l’oppression opprime et face au sentiment d’être sous le joug, il faut résister à l’oppression.  

 Selon Saint Just on peut y résister en prenant appui sur ce qu’il nomme la communauté des affections, à la fois amour de soi, de la justice et de ceux qui partagent cet amour, les personnes en lien grâce aux affects sociaux : amour et amitié .

Dans les Fragments d’institutions républicaines, l’homme révolutionnaire ou patriote appartient à cette communauté constituée par des secours réciproques : « La patrie n’est point le sol, elle est la communauté des affections qui fait que, chacun combattant pour le salut ou la liberté de ce qui lui est cher, la patrie se trouve défendue. Si chacun sort de sa chaumière, son fusil à la main, la patrie est bientôt sauvée. Chacun combat pour ce qu’il aime : voilà ce qui s’appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n’est que la conséquence ».

 Dans De la nature, il affirmait que ce sont les compétences affectives naturelles des hommes qui les font vivre en société, « les sentiments de l’âme » sont « le présent de la nature et le principe de la vie sociale », et « tout ce qui respire est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce. […] Cette indépendance a ses lois sans lesquelles chaque être languirait seul sur la terre. Ces lois sont leurs rapports naturels, ces rapports sont leurs besoins et leurs affections ; selon la nature de leur intelligence ou de leur sensibilité, les animaux plus ou moins s’associent ». Il faut donc empêcher que personne ne s’isole de fait. Un repli sur ses seuls intérêts rend indifférent aux besoins des autres membres de la communauté, et défait la réciprocité révolutionnaire qui est le nom d’une liberté sans domination et donc égalitaire.

Saint-Just conçoit une société qui existe indépendamment du gouvernement et s’alarme régulièrement de sa disparition par la perte des liens entre citoyens, voire entre ceux mêmes qui ne seraient pas encore conscients d’être citoyens : « il n’est, dans tout État, qu’un fort petit nombre d’hommes qui s’occupent d’autre chose que de leur intérêt et de leur maison ». Mais même ainsi, s’ils sont en liens, ce sont des membres d’un peuple. Par contre, isolés, ils ne sont plus que collections d’êtres indifférents, voire apathiques ; ce qui n’est nullement synonyme d’indépendance, car l’indépendance n’empêche pas les êtres humains doués d’affects et de besoins de chercher à se lier.

En pointant résolument le rôle des affects dans le faire société, en donnant à ces affections le rôle d’aimants qui évite aux hommes d’être solitaires, isolés, il affirme que l’humanité et l’humanisation dépendent fondamentalement des affections. Sans affections et sans souci pour les affections, l’humanité se dissout dans la sauvagerie ou guerre civile.

De fait pour les hommes et femmes du xviiie siècle, ce qui rend humain, c’est moins la raison procédurale qui permet de calculer, que la raison sensible. Ce que Kant appellera la « faculté de juger » dépend de l’expérience et donc du rapport sensible que chacun entretient avec le monde. Abîmer ou détruire la sensibilité de quelqu’un, c’est affaiblir la circulation des émotions qui permettent de signifier à soi et aux autres des jugements moraux. La perte d’émotion individuelle n’est donc jamais seulement individuelle, elle est aussi une perte pour la collectivité sociale et politique. Si plus personne n’est sensible, aucun jugement ne peut plus être émis sur une situation sociale ou politique ; alors tout devient précaire et en même temps compact, car nul ne sait plus quelle conséquence aura son jugement et la prise de parole qui s’en suivrait. Alors chacun se tait.

Le silence signe la précarité et la désarticulation du « je » au « nous » qui met fin à l’acte de faire société.

Sophie Wahnich


Image : ©https://mencoboni.com

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