Ce mois de janvier nous commémorons les dix ans de deux évènements dramatiques : l’attentat terroriste de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 suivi le 9 janvier de celui de l’hyper Cacher à la porte de Vincennes. Ils ont ouvert une décennie de fractures au sein de la société française. L’année 2015 s’est terminée avec l’attentat du Bataclan le 13 novembre et les massacres dans les quartiers du 10e et 11e arrondissement. 2016 ne fut pas en reste avec l’attentat de Nice le 14 juillet, suivi de l’assassinat du Père Hamel dans l’église de Saint Etienne du Rouvray le 26 juillet. La décapitation de Samuel Paty le 16 octobre 2020 devant son lycée de Conflans-Sainte-Honorine a traumatisé la France. Trois ans plus tard le 13 octobre 2023 un autre enseignant Dominique Bernard était poignardé à Arras. Pendant cette décennie la France a été le pays européen qui a subi le plus d’attentats terroristes islamistes avec 294 personnes tuées. Presque neuf années après l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023[1] anticipent d’une année la fin de la décennie. Ces crimes de guerre et contre l’humanité furent immédiatement suivis par ceux de l’armée israélienne[2] qui durent encore et dont la qualification juridique de génocide au regard du droit international semble de plus en plus correspondre à la réalité des faits.
Je suis Charlie
La décennie débuta aussi par les grandes mobilisations des 10 et 11 janvier 2015 dans toute la France, autour du slogan « Je suis Charlie », qui rassemblèrent selon le ministère de l’intérieur 4 millions de personnes dont 1 800 000 à Paris. Régis Debray[3] compara cet évènement à la fête de la fédération du 14 juillet 1790 sur le champ de Mars quand, le temps d’une cérémonie, la Nation française s’était unie autour de son roi. Il vit dans Charlie le réveil d’un sacré républicain, une communion laïque, non sans en relever les angles morts, les ambiguïtés et les contradictions. On y vit « des criminels de guerre venant à Paris condamner un acte de guerre (…) des pétromonarques infligeant mille coups de fouet à un blasphémateur et venant prôner la tolérance ; des CRS ex-SS acclamés par les petits-enfants de Mai 68 ; des autorités religieuses portant le deuil des bouffeurs de curés et l’hebdo libertaire promu journal officiel. ». L’injonction d’être Charlie ne pouvait souffrir d’aucune exception à moins d’être renvoyé dans le meilleur des cas dans les limbes de la régression religieuse contre républicaine, voire le plus souvent dans celles du totalitarisme islamique : républicains d’un côté, communautaristes religieux de l’autre, les Lumières de la raison contre les ténèbres de l’ignorance.
Pourtant dès avril 2015 dans une interview donnée au journal libéral l’Opinion[4], le philosophe Marcel Gauchet se demandait pourquoi trois mois après Charlie, cet évènement hors norme semblait s’être évanoui dans l’espace public. Il expliquait que « sur le moment, cet événement a donné́ le sentiment de se heurter à une réalité totalement incompréhensible, tout en provoquant en réaction un sursaut de refus à la fois pacifique et très déterminé́. Mais dans un second temps, comme on ne comprend rien, comme on a l’impression que l’on n’a pas les moyens d’affronter cette réalité hors normes, celle-ci s’efface ». Le journaliste lui posa la question de la résilience de la société française face à cet évènement et Marcel Gauchet lui répondit en craignant une nouvelle série d’attentats, annonçant sans le savoir, ce qui se passerait dans les années qui suivront : « Ce qui me frappe, c’est la résignation de notre société à ne pas comprendre. Auparavant elle réagissait en profondeur en suscitant une vraie mobilisation intellectuelle. Sur le moment, les appareils médiatiques en tous genres ont commenté́ abondamment, convoqué des spécialistes divers et variés (…) mais sans que cela débouche sur la requête d’une intelligibilité́ plus profonde que des commentaires à chaud. »
Soutien inconditionnel à Israël
La page de la décennie a été tournée le jour de l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 contre la rave party du Kibboutz de Be’eri quand, au fur et à mesure que les informations arrivaient avec leurs terribles lots d’images et de sons, la sidération devant l’ampleur de l’évènement l’emporta. La compassion envers les Israéliens et la communauté juive qui ressentait douloureusement l’évènement comme un nouveau pogrom ne fut pas immédiate ou partagée. Si tous les politiques dénonçaient les massacres, l’injonction d’empathie envers Israël trouvait en face d’elle une exigence d’explication. La dialectique du « mais », justifiant les victimes du 7 octobre révulsaient à juste titre beaucoup de Juifs, mais les manifestations nationales du 12 novembre 2023 pour la République et contre l’antisémitisme initiée par les présidences de l’Assemblée Nationale et du Sénat, ne rassemblèrent que 180 000 personnes dans toute la France pendant que les manifestations à un appel au cessez le feu organisé par plusieurs syndicats et mouvements de gauche étaient interdites.
Cette fois ci, contrairement à ce que disait Marcel Gauchet à propos de Charlie, aux yeux de beaucoup, un partie de la réalité était compréhensible, même en Israël quand le surlendemain des attentats un article du journal de gauche Haaretz[5] écrivait « En quelques jours, les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens ont vécu comme une routine pendant des décennies. Beaucoup d’autres ont vu l’antisémitisme opérer une nouvelle mutation historique. La fracture qui sépare encore l’opinion publique en France était nette dès le lendemain des massacres : d’un côté soutien inconditionnel à Israël au nom de la lutte contre la barbarie, antisémitisme des critiques à la politique d’Israël et de l’autre, soutien au peuple palestinien, néocolonialisme fascistoïde des sionistes et amis d’Israël. La gauche s’est divisée sur la question. Le philosophe Miguel Benasayag militant de la gauche altermondialiste et anti colonialiste écrivait le 10 octobre[6] : « Nous sommes écœurés d’entendre parler de la politique d’extrême-droite du gouvernement israélien pour justifier le massacre terroriste (…) Est-ce que quelqu’un aurait supporté que, pour justifier la barbarie qui se passait à Paris, on aurait parlé du colonialisme français ? Pendant qu’Alain Gresh, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique et rédacteur en chef d’Orient XXI expliquait : « si vouloir en finir en 1973 avec l’occupation du Sinaï égyptien et du Golan syrien était légitime, cinquante ans plus tard la volonté des Palestiniens de s’affranchir de l’occupation israélienne est-elle illégitime ? Cette fois aussi, la morgue de l’occupant, le mépris pour les Palestiniens, la conviction de ce gouvernement suprémaciste juif persuadé que Dieu est à ses côtés, ont contribué à son aveuglement ». Depuis ces réactions à chaud, l’ampleur de la répression israélienne a fait bouger quelques lignes, les anciens tenants de la solidarité totale avec Israël au nom de la lutte contre le mal absolu se font plus discrets ou modulent leurs propos sentant le vent tourner, pendant que quelques inconditionnels de la lutte pour la civilisation occidentale perdent pied et se déshonorent définitivement. Pendant ce temps la solidarité affichée du Rassemblement National à Israël a permis au parti fondé par Jean Marie Lepen de renforcer sa stratégie de normalisation en gommant son passé antisémite.
Que montrent les statistiques ?
Avec les attentats de 2015 les actes violents anti musulmans triplèrent par rapport à 2014[7] (133 en 2014, 429 en 2015) puis ils décrurent : 234 en 2020 et 188 en 2022 pour augmenter à nouveau à 242 faits recensés en 2023[8]. L’étiage pour l’année 2024 devrait rester bien au-dessus de la moyenne des dernières années. De leur côté les actes antisémites qui étaient sur une tendance baissière jusqu’en 2022 (808 en 2015, 432 en 2022) même s’ils restaient en chiffres absolus biens supérieurs aux actes anti musulmans, quadruplèrent en 2023 (1676)[9] et ce niveau très élevé semble s’inscrire dans la durée : 887 faits anti sémites ont été commis au premier semestre 2024. Les chiffres avancés par le ministère de l’intérieur concernent les faits antireligieux. Or, les statistiques du ministère montrent aussi que les chiffres relatifs aux crimes et délits racistes et xénophobes intégrant les actes à l’encontre de personnes perçues comme arabes, noires, chinoises ou roms, ont augmenté de 32% depuis 2023[10] pour se situer à 8500, avec une inflexion très forte après le 7 octobre. Les collectifs musulmans qui mènent leurs propres statistiques font valoir que la distinction actes anti musulmans et actes racistes anti arabes ne reflète pas la réalité et qu’il existe une sous déclaration des actes islamophobes qui échappent au radar de la justice. Dans son dernier rapport le Collectif contre l’Islamophobie en Europe (CCIE) recensait 828 signalements en 2023, contre 527 en en 2022 soit plus du double que les chiffres du ministère de l’intérieur. Le rapport montre également que les femmes voilées sont particulièrement visées. En définitive en l’espace de dix ans les violences anti sémites et racistes sont à leur maximum pendant que les débats dans l’espace public, grâce à des intellectuels de second rang, à des chroniqueurs de plateau télé dévoyés et à des femmes et des hommes politiques sans colonne vertébrale, labourent consciencieusement le terreau de nos divisions et de nos passions tristes.
La marginalisation de l’intelligibilité pour comprendre
Manifestement la requête en intelligibilité formulée par Marcel Gauchet n’aura pas été entendue. Le « la » de l’intelligibilité avait été donné au début de la décennie » par Manuel Vals qui estimait qu’expliquer c’était justifier. Exit les analyses, la compréhension et les questionnements. Pendant la décennie d’autres évènements sont venus aggraver les fractures françaises : l’autisme des gouvernements Macron devant les revendications des Gilets jaunes pour plus de justice sociale, l’escroquerie collective du grand débat, la COVID, le passage en force sur la réforme des retraites et depuis quelques mois le déni démocratique d’un régime qui a perdu par deux fois les élections et foulé aux pieds le barrage républicain, sans compter la guerre en Ukraine, les effets du changement climatique et la chronicisation de la crise migratoire aux frontières de l’Europe. Dès la crise des gilets jaunes, le procès en antisémitisme fut brandi à chaque remise en cause des élites économiques et politiques et la question migratoire fut en permanence instrumentalisée sur les plateaux télé d’extrême droite pour installer une insécurité civilisationnelle. Les incriminations en populisme, en wokisme ou en complotisme devenaient le droit commun médiatique pour faire délégitimer tout questionnement sur l’ordre économique libéral et les institutions politiques qui l’organisent.
Au moment de l’affaire des trois collégiennes voilées du lycée de Creil en octobre 1989, la place de l’islam et des Musulmans dans la société française faisait l’objet de débats animés, mais ils restaient dans le cadre de l’interprétation de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Plus tard la théorie du grand remplacement introduite dans débat public par Renaud Camus en 2010 restait confinée dans la mouvance identitaire d’extrême droite. Les débats sur la nature de l’islam ont basculé après les attentats de 2015 quand a été posée dans le débat public la possibilité que l’application des principes de la laïcité ne puisse apporter une réponse assez forte au rôle et la place de l’islam dans la société. Ce que la loi de 1905 avait réussi à faire pour contenir le catholicisme politique dans le cadre de la République, ne semblait plus pour beaucoup à la hauteur pour faire face à cette nouvelle menace religieuse politique intégriste. Pendant ces années post Charlie, surfant sur une approche culturaliste, le Printemps Républicain a instrumentalisé la laïcité pour en faire un marchepied politique pour l’extrême droite, pendant que la théorie du Grand remplacement se répandait dans le discours politique en sortant de son lit identitaire pour déborder sur la droite et le centre droit. Pourtant les intellectuels qui peuvent répondre à la requête d’intelligibilité existent, on les trouve sans difficulté dans de nombreux médias écrits, audios ou visios de qualité mais qui cherchent encore leur modèle économique pour assurer leur indépendance. Ils n’ont pas accès aux canaux de la TNT qui diffusent les chaînes d’information en continu au cœur des foyers. Ces médias sur les réseaux sociaux peuvent toucher des citoyens éclairés mais ils ont du mal à élargir leur audience au-delà des convertis qu’ils prêchent. Ce foisonnement des initiatives pour une intelligibilité des évènements fait-il le poids face à la désinformation organisée par la fachosphère, par les « fakenews », les réseaux sociaux comme « X » et face à la puissance des chaînes d’informations mainstream ? Ces dernières appartiennent à des groupes économiques qui ne cherchent pas la qualité de l’information mais visent à influencer l’opinion publique pour développer leurs affaires quand ce n’est pas pour véhiculer des idées réactionnaires comme le font les médias du groupe Bolloré. Des hebdomadaires historiques et les grandes radios nationales à la recherche de lecteurs et d’auditeurs pour capter des cerveaux disponibles pour la publicité qui les font vivre, ont depuis un moment arrêté de rendre intelligible l’actualité au bénéfice d’une information biaisée surfant sur les stéréotypes culturalistes. Les médias du service public et plusieurs grands quotidiens nationaux ou régionaux ne sont plus au niveau de la pluralité nécessaire pour alimenter le débat et la réflexion dans l’espace public, fabricant au mieux du consentement critique à l’ordre dominant.
Trahison des clercs et étrange défaite
Mais quand des intellectuels de renom participent aux commentaires sans profondeur d’intelligibilité, on s’interroge. En légitimant dans un propos de comptoir la théorie du Grand remplacement le philosophe libéral chrétien Pierre Manent a franchi une limite. Disciple de Raymond Aron au Collège de France, directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales, enseignant à Sciences-Po Paris, le 9 décembre sur la chaîne Figaro.TV, il a déclaré tranquillement, sans autre analyse que son autorité intellectuelle : « la pression est telle qu’il faut prendre des décisions concernant le nombre de musulmans en Europe ». On attendait la suite… pourquoi ? lesquels ? comment ? Rien ne vint, sinon les hochements de tête complices de la journaliste du Figaro et de l’autre invité Pierre Henri Tavoillot venu présenter son livre sur la manière de restaurer un vivre ensemble authentique[11]. Pierre Henri Tavoillot est maître de conférence à la Sorbonne et président du collège de philosophie. Il a créé en 2018 à la Sorbonne le diplôme universitaire « référent laïcité ». Il se dit social-libéral républicain. Il annonce tout aussi tranquillement que son compagnon de plateau télé que l’idéologie woke prépare la guerre civile. Un an plus tôt, le 23 novembre 2023, toujours dans le Figaro, le même intellectuel avait estimé que le Rassemblement National qui aurait rompu avec l’antisémitisme n’était plus d’extrême droite.
Cette démission intellectuelle en rase campagne de la pensée libérale ressemble furieusement à ce que Julien Benda avait appelé en son temps la trahison des clercs[12]. Il reprochait aux intellectuels de son époque de prétendre défendre des valeurs et la raison alors qu’ils étaient au service d’une idéologie nationaliste. Il estimait qu’ils avaient perdu la recherche de la vérité. « Ceux qui conduisent les hommes à la conquête des choses n’ont que faire de la justice et de la charité. Toutefois, il me semble important qu’il existe des hommes, même si on les bafoue, qui convient leurs semblables à d’autres religions qu’à celle du temporel. Or, ceux qui avaient la charge de ce rôle, et que j’appelle les clercs, non seulement ne le tiennent plus, mais tiennent le rôle contraire »
Dans le livre qui fit sa renommée Une étrange défaite[13] le grand historien Marc Bloch analyse la débâcle de 1940 en montrant l’inadaptation de l’État-major français aux évolutions de la doctrine militaire. Le haut commandement rejouait 1914, certain de son expertise : « Ils croyaient à l’action et à l’imprévu. Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà fait ». Pendant que les intellectuels se perdaient dans une idéologie de l’ordre, les élites politiques et militaires ne pouvaient plus sortir de l’ordre ancien. Le plus curieux c’est que Marc Bloch, fondateur de l’école des Annales, résistant, exécuté par les Allemands en 1944, entrera au Panthéon au cours d’une cérémonie présidée par Emmanuel Macron. Sa famille a instamment demandé qu’il n’y ait de la part de ce dernier aucune récupération intellectuelle de son œuvre. La trahison des clercs aujourd’hui, annonce-elle une nouvelle étrange défaite ?
.
[1] Human Right Watch Crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis le 7 octobre par des groupes menés par le Hamas. 17 juillet 2024. 815 civils et 380 militaires tués, 251 personnes ont été prises en otage dont 116 seraient encore en vie.
[2] Plus de 45 000 tués selon les chiffres de ONU.info du 16 décembre 2024
[3] Régis Debray. Notre dernière fête de la Fédération. Medium n°43 avril-juin 2015.
[4] Marcel Gauchet : Pourquoi le traumatisme Charlie Hebdo s’est évanoui. l’opinion 16-avril 2015
[5] Amira Hass. Arriving again at the cycle of vengeance. Retour au cycle de la vengeance. Haaretz 10 octobre 2023
[6] Miguel Benasayag, Bastien Cany, Teodoro Cohen. Le terrorisme est toujours réactionnaire. blog Médiapart, Collectif Malgré Tout du 10 octobre 2023.
[7] Source : Statistiques du Service central du renseignement territorial SCRT
[8] Source : idem
[9] Source : rapport 2023 de la CNDH. Mars 2024
[10] Source : Service Statistique du Ministère de l’Intérieur et de la Sécurité SSMIS. Mars 2024.
[11] Pierre-Henri Tavoillot, Voulons-nous encore vivre ensemble ? Paris, Odile Jacob, 2024.
[12] Julien Benda. La trahison des clercs. 1927. Réédition Les cahiers rouges. Grasset. 2003
[13] Marc Bloch. L’étrange défaite. Editions Franc-Tireur. 1946
A lire également
Inconnu au bataillon
Obsolescence du capitalisme, immédiateté de la visée, rapport de force
Que nous disent les luttes…?