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Une démocratie implicative plutôt que participative

Entretien avec Daniel Cueff – 17 mars 2024

Daniel Cueff a été maire de Langouët, village de 610 habitant·es au nord-ouest de Rennes, de 1999 à 2020. Il a mené, avec une conscience sociale et écologique affirmée, une politique volontariste d’autonomie alimentaire et énergétique, pour mettre cette petite commune rurale à l’heure du dérèglement climatique. En 2019, constatant la carence de l’État en matière de protection de la population s’agissant des produits phytosanitaires, il prend un arrêté municipal interdisant leur épandage à moins de 150 m des riverain·es. Le tribunal administratif à la demande de la préfecture d’Ille-et-Vilaine et le Conseil d’État retoquent l’arrêté, mais il fait grand bruit, déclenche un débat au-delà des frontières, et oblige le gouvernement, très lié au milieu agro-industriel, à légiférer sur la question, a minima.

Comment êtes-vous devenu maire de Langouët ?

À la faveur d’une élection partielle. Le maire avait dû démissionner. Les gens ne me connaissaient pas. J’étais déjà conseiller municipal, j’ai présenté des candidat·es qui ont été élu·es, j’ai eu la majorité, et je suis devenu maire en octobre 1999. Mais personne ne connaissait la notion de développement durable. C’était quelque chose qui était inconnu dans le langage politique local. Et nous-mêmes, nous ne savions rien, puisque qu’est-ce que le développement durable dans une petite commune ? Comment allions-nous procéder ? La commune de Langouët n’est ni à gauche, ni écolo. Le président de la FNSEA, Jean-Michel Lemétayer, qui est mort brutalement il y a six ans maintenant d’une crise cardiaque, avait sa ferme à Vignoc [commune limitrophe – NDLR], et une grande partie de ses terres chez nous. En 1963, ça a été la première commune remembrée du département. 100% des haies bocagères ont été rasées pour laisser place à l’agriculture laitière intensive. Ça, ça a été organisé par la chambre d’agriculture. Donc la stratégie, si vous voulez… J’ai essayé de faire une politique écolo, de gauche évidemment, mais sans le dire, et surtout sans l’afficher, parce qu’ici, quelqu’un qui afficherait une opinion politique et la mettrait en avant serait éliminé immédiatement. Pas que par le milieu traditionnel, mais aussi par les autres. Donc il faut faire de la politique effective. On a procédé en essayant d’agir. Tout a été comme ça.

Il se trouvait que l’école [Janusz Korczak – NDLR], en 1999, était en si mauvais état que les services de l’État disaient « C‘est tellement insalubre qu’on va fermer ». Donc on s’y est mis et on s’est appuyé sur la HQE, la haute qualité environnementale de l’époque, qui nous permettait de travailler avec l’ensemble des données disponibles et en obtenant des performances, dont une, extraordinaire, qui est l’acoustique. Le bâtiment a donc été rénové en s’appuyant sur cette norme en 2003, on a installé des panneaux photovoltaïques qui fournissent une partie de l’électricité, la récupération des eaux de pluie pour les sanitaires, etc. Mais, à l’époque, on avait les architectes qu’on avait, on avait les ingénieurs qu’on avait, les entreprises aussi, ce n’était pas du tout évident, ça a beaucoup évolué en positif. Puis il y a l’inauguration. Et là, les anciens et anciennes du village viennent tous et toutes. Ça a été leur école. Et là, qu’est-ce qu’on voit ? Du bois à l’intérieur. La rénovation en terre-pierre. Ladite récupération des eaux de pluie. Que c’est chauffé au bois. Et ils viennent me dire : « Mais vous n’avez rien inventé, monsieur le maire. Il y a juste un truc qui nous déplaît. C’est le photovoltaïque, là, sur le toit. C’est moche. » Et je leur dis : « Là, vous êtes de mauvaise foi, parce que, pour voir les panneaux, il faut vraiment monter sur le toit. » Donc là, si vous voulez, il y a une convergence entre ce que les gens attendent, ce que les gens souhaitent, et l’intérêt général prime. Mais c’est la chose la plus difficile à réaliser.

De fait, je pense que je n’ai jamais parlé d’écologie. Pour une raison simple, c’était que ma formation était plutôt autour de Pierre Bourdieu, dont j’ai été un élève, qui nous avait mis en évidence cette notion de violence symbolique, ce qui se passe quand quelqu’un qui a un pouvoir vient porter un avis sur les choix des un·es et des autres. Je m’en suis aperçu assez rapidement, en début de mandat, quand j’ai été invité chez les gens, parce qu’ils ne savaient pas qui j’étais, j’étais élu par défaut.

Un exemple : quand je suis allé dans le lotissement de la Prairie Madame, en plein mois de juin, on entendait la rue, la route. Quand on était dans le jardin des gens, je trouvais que c’était vraiment très bruyant, et je fais la proposition d’installer un mur anti-bruit, et c’est très mal perçu par les gens. Je m’aperçois que ça ne passe pas du tout. Pourtant, ma démarche est bienveillante, elle est joyeuse, je n’habite pas là, elle ne me concerne pas. Mais qu’est-ce que je disais ? Je signifiais aux gens, en leur disant ça, qu’ils et elles avaient acheté une maison dans un mauvais endroit, alors qu’ils et elles suent sang et eau pour rembourser les intérêts de l’emprunt en travaillant à Peugeot-Citroën à l’époque ou à l’hôpital sud [de Rennes – NDLR]. C’est très violent. Et ça a été ma grande difficulté, ma grande angoisse pendant tout mon mandat.

Pareil, si vous décidez que vous passez à la cantine 100 % bio. Vous décidez pour des tas de raisons, notamment soutenir l’agriculture bio à l’époque, mais aussi le refus obstiné que les enfants aient des œstrogènes dans l’assiette que vous leur servez. C’était absolument intolérable. On savait déjà à l’époque que les pesticides, le glyphosate et autres produits phytosanitaires, ce n’était vraiment pas des vitamines, et qu’il ne fallait pas en manger. Mais si vous allez dire ça, dans une réunion publique, en disant, voilà, on passe au bio pour ces raisons-là, symboliquement, en écho, vous questionnez les parents : mais vous, avec vos enfants le soir, qu’est-ce que vous leur donnez à manger ? Parce que moi, je les nourris bien en tant que maire. Et ça, c’est très mal vécu. Donc il faut faire très attention parce qu’un point de vue politique, légitime par ailleurs, peut porter à vie sur les choix qu’ont fait les gens, alors que, souvent, ils leur échappent. Donc j’ai fait une politique sans jamais l’afficher. Par contre, sur le plan concret, pragmatique, là, oui. Quand vous décidez d’avoir du logement social très écologique, quand vous décidez d’avoir de l’accession sociale à la propriété très écolo, quand vous décidez de créer une ferme permacole, quand vous décidez de produire de l’électricité, de l’énergie pour les habitants, il est évident que la mairie est attendue au tournant sur la réalisation concrète.

Sur la stratégie, après, ici, il faut voir que le milieu agricole est toujours très puissant. Et il n’est pas puissant qu’historiquement. Il est puissant également parce que mine de rien, les agriculteurs rendent des services ici ou là aux un·es et aux autres. Et si celui-là se présente, eh bien hop, on va voter pour lui, parce qu’il nous rend service. Les 2,5-3 % d’agriculteurs effectifs en définitive représentent bien plus en termes d’influence. Parce que ça part des agriculteurs, ça traverse les chasseurs, ça traverse les gens qui ont des chevaux. Par exemple, mon voisin, ici, il est aidé par un agriculteur pour avoir les foins pour ses chevaux. C’est toute une série de petites choses comme ça où ils sont présents.

Et donc, la grande difficulté, c’est de créer une liste de quinze personnes qui ne soit pas clanique, et qui soit véritablement ouverte à des gens avec qui on n’est pas nécessairement d’accord sur tout. Donc ça, c’est très difficile, parce que dans ce mode de scrutin à Rennes, bon, c’est projet contre-projet. Mais là, vous ne pouvez pas. Vous ne savez pas quel va être le conseil municipal au bout.

Comment êtes-vous arrivé à ce constat d’urgence écologique, sociale, etc. ?

J’ai un parcours en sciences humaines, un doctorat de sciences de l’éducation. Et j’ai dirigé pendant plusieurs années un programme européen auprès des enfants de la rue, notamment en Pologne. J’ai aussi créé des choses en Bretagne, le GPAS [Groupe de Pédagogie et d’Animation Sociale – NDLR] au niveau de l’intercommunalité ici, et puis à Brest, Rennes, etc. En travaillant auprès d’eux, une évidence s’impose : leurs conditions de vie ne produisent ni des enfants équilibrés, ni en bonne santé, mais des enfants criminels, qui ont de grosses pathologies de toutes sortes, y compris psychologiques. Le fait d’habiter dans un monde bien habillé, bien cocooné, ne garantit pas du tout que tout va bien se passer dans l’évolution de l’enfant. Mais ce que l’on sait, c’est qu’un milieu dégradé ne provoque rien de bon. Donc il faut agir sur l’environnement et le social pour résoudre leurs problématiques Ce n’est pas en agissant sur l’enfant, en lui faisant la morale, comme c’était beaucoup le cas en Pologne, que ça va changer quelque chose. Il faut changer le contexte dans lequel les enfants vont agir. Quand je suis élu maire un peu par hasard, donc (car ce n’était vraiment pas un projet de vie initial, je n’habitais jamais Langouët, j’étais toujours parti en Pologne justement), je suis sensible à cette question majeure de l’environnement, et je mets sur la table la notion de développement durable, dont peu de personnes avait entendu parler dans la commune. C’était un défi, parce qu’on ne savait pas par quel bout prendre cette question à cette échelle. J’avais lu le rapport Brundtland évidemment, mais c’était un peu léger, quand même, en termes strictement opérationnels.

Et j’ai eu l’intuition qu’il était préférable de faire plutôt que de dire. « Faisou plutôt que disou » comme on le dit dans notre langue régionale, le gallo. Et de changer le village comme ça par l’action, action qui bien entendu portait pas mal de sens, dans l’écriture des cahiers des charges, etc. On a donc agi, brique par brique, mais en cohérence les unes par rapport aux autres. Ainsi, pour la cantine 100 % bio qui a été mise place (la première en France), on s’est préoccupé des circuits courts jusqu’à créer une ferme permacole pour l’approvisionnement d’une partie des légumes de saisons. Il en a été de même pour le logement social écologique, la production d’énergie électrique en autoconsommation collective, la récupération des eaux de pluies, l’école publique HQE, la création d’un tiers-lieu citoyen… Tout ce qu’on a pu faire était ouvert sur le monde, à l’opposé du localisme porté par le Front National, et c’était des choses qui n’étaient pas préméditées, qui se sont faites en faisant.

Nous avons fondé le réseau BRUDED, avec le maire de Silfiac de l’époque. C’était deux maires, trois maires, qui ne savaient pas par quel bout prendre cette question de l’écologie, et on se réunissait tout simplement autour d’une table, celle-ci [dans le salon de Daniel Cueff NDLR]. « Tu as fait comment, toi ? – Moi, j’ai fait comme ça. » « Tiens, il y a un colloque de l’ADEME organisé en Allemagne, qui peut y aller ? » Etc. Trois communes au départ, pour échanger nos savoirs d’expérience. Et Langouët a donné Bazouges-sous-Hédé, etc. À force de discuter, de travailler ensemble, et aussi d’avoir d’autres élu·es et maires qui ont dit « Mais qu’est-ce que vous faites ? » » etc., on s’est dit : « Bon, il faut qu’on crée une structure qui puisse, avec un permanent – il y en a quatre, je crois, voire cinq actuellement –répondre à toutes ces sollicitations d’élu·es ».  Parce que nous, on avait trop de visites dans le village. Ça a diminué maintenant. Mais on recevait un car d’élu·es par semaine. Et aujourd’hui, BRUDED, c’est 270 communes sur les cinq départements de Bretagne [en ajoutant celui de Loire-Atlantique, historiquement rattaché à la Bretagne – NDLR], avec une expertise très forte pour les maires qui, aujourd’hui, décideraient de continuer l’aventure ou d’aller plus loin, parce qu’il y a des marges de progrès assez importantes. Et ce réseau d’expertise est basé à Langouët. Nous ne sommes donc plus isolé·es sur ces questions sociales et environnementales comme en 1999. Mais que de chemin à parcourir encore !

La liste de Jean-Luc Dubois [maire actuel de Langouët, qui a remporté les élections municipales en 2020 contre la liste dans la continuité de Daniel Cueff conduite par Luc Rambaldi – NDLR] n’a pas manqué de faire campagne à l’époque sur ce thème des visites, ils·elles ont mis en avant le fait qu’on n’était plus chez soi.

Ils·et elles n’avaient pas tort. Le côté pesticides a amené tellement de presse que les journalistes étaient dans votre jardin, posaient des questions, organisaient les choses de telle manière à avoir la guerre civile. Alors qu’au début, les gens étaient contents qu’on parle de leur village. « Ah ouais, t’es de Langouët ! Super ! Quelle chance ! », etc. Quand j’ai quitté mon mandat, il y avait 345 personnes qui voulaient y habiter, pour 600 habitant·es. Donc les gens étaient fiers, en fait. Surtout qu’on en parlait positivement. Et les pesticides, si vous voulez, ils et·elles en ont eu marre. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que ça peut être d’avoir des journalistes et des manifestations en permanence dans le village.

L’affaire de l’arrêté a effectivement fini par masquer ce qui avait été accompli auparavant. Les premières réalisations, justement, elles se font avec une méthode de travail qui va essayer d’impliquer les habitant·es, il y a des commissions, il y a une volonté de faire partager des projets, il y a une co-construction, une co-élaboration ?

Je ne suis pas un adepte de la démocratie participative, je suis même assez réticent, je la considère comme conservatrice. Parce que, vous mettez les gens autour d’une table pour discuter d’un sujet qui les concerne. La plupart du temps, même quand il y a un très bon animateur ou une très bonne animatrice, quand on leur demande leur avis, les gens proposent des solutions qu’ils ont vues ou dont ils ont entendu parler. Vous comme moi ferions de même. Donc la démocratie participative qui peut apparaître a priori comme souhaitable, reproduit, dans les faits, l’existant. Et parfois, vous avez quelqu’un·e qui, dans la salle, fait une proposition alternative, même un petit groupe qui fait une proposition alternative. Personne ne comprend ce qu’ils·elles veulent dire. Et ils·elles se retrouvent marginalisé·es. Je l’ai vécu. Heureusement, je me suis rappelé encore de mes cours avec Bourdieu.

Je vais prendre un exemple concret : dans le centre-bourg, la route qui conduit à l’école, c’était auparavant la départementale, faite pour les voitures, les camions… Il y avait des centaines de camions qui passaient de Rennes jusqu’à Dinan, Dinard, etc. Même Saint-Malo, parce que ça passait par là aussi. Cette rue a été déclassifiée il y a déjà une quarantaine d’années, ce n’est pas moi qui en suis responsable. Mais il y avait tellement de bouchons, les premiers dès Langouët. La voie avait été détournée, mais elle conservait son aspect routier, de grande voie, incitant à la vitesse. Et il y avait unanimité des habitant·es pour dire qu’il fallait ralentir la circulation, « Faites quelque chose, monsieur le maire », etc. Donc on organise plusieurs réunions publiques. Résultat, beaucoup de propositions : chicanes, feux stop, coussins berlinois, dos d’ânes… des réponses routières à une problématique routière. Alors que moi, je souhaitais plus jouer sur la végétation, les arts plastiques, et mettre des poules dans le village, parce qu’on ne sait pas où ça va aller. Rien de tel pour ralentir les voitures. Les Langouëtien·nes m’ont dit « Monsieur le maire, vous avez fait des réunions publiques, on vous a donné des idées et vous proposez autre chose ! Ce n’est pas normal ! » Ils·elles avaient raison. On a donc changé de méthode. Et j’ai proposé : « On est élu·es, la municipalité va fixer le cadre mais pas le contenu. »

Autre exemple concret. Décision de la commune (le cadre) : « La cantine sera 100 % bio ». On a provoqué plusieurs réunions sur le thème (le contenu) : « Maintenant comment on y arrive ? » Tout le monde s’est mis à bosser. Chacun·e est venu·e avec sa compétence (les parents, les enfants, les enseignants, les agriculteurs bio, la cuisinière, les élu·es…) Face à la même problématique « Mais comment on va faire ?  On a aucun exemple à aller voir ! », chacun·e est venu·e avec ses propositions, des tendances sont apparues. Et l’animatrice a bien joué : « La commande de la mairie, c’est 100 % bio. Ce n’est pas un plat bio de temps en temps, ce n’est pas on va essayer, on ne va pas faire un menu bio tous les mois. ». Et donc on tâtonne, on travaille. Puis au bout d’un moment, on arrive à des solutions qui semblent tenir la route. Et au retour des vacances de Noël 2014, les enfants reviennent à l’école et là, ils mangent 100 % bio. Vous voyez, un cadre fixé, sans contenu préalable. J’ai théorisé ça un petit peu, en parlant d’une démocratie implicative plutôt que participative, une démocratie contributive à un projet politique constitué. Je ne pense pas que les élu·es peuvent s’exonérer d’avoir un projet identifié, de le justifier, je ne dis pas de le politiser dans la présentation, mais 100 % bio, c’est clair, et c’est éminemment politique. Ou faire du logement social et écologique, c’est éminemment politique. Au même coût que le logement conventionnel, c’est encore plus politique. Mais le contenu, il faut le laisser aux gens, parce que là, ils·elles viennent avec leur expertise pour essayer de vous aider à résoudre un problème. Tout a été ainsi mis en place dans la commune, y compris les aménagements urbains où on a exploré par exemple le processus de conception intégrée. La commune a fixé un cadre très écologique et social, un cadre politique en faveur du logement social. Les habitant·es aidé·es par un architecte ont conçu le programme définitif qui a été construit ensuite par la commune.

La bibliothèque a fait l’objet du même dispositif. Nous avions acheté une maison en cœur de bourg que nous avons démolie, et là, nous avons dit, maintenant, le cadre, c’est une bibliothèque avec trois ou quatre logements associés, comment vous voyez ça ? On a fait des réunions le soir, avec tous les gens qui voulaient venir. Alors évidemment, vous aviez les voisin·es qui voulaient surtout qu’il n’y ait rien, et qui demandaient, oui, mais on va voir, on va me voir, on va voir le monde, on va à mon jardin, etc. Donc ils·elles pesaient sur la décision, mais ils·elles apportaient aussi. Vous aviez des tas de discussions, y compris d’ailleurs le fait que ça peut se prolonger avec du logement. Et à un moment, les habitant·es se sont divisé·es en deux groupes, parce qu’ils·elles ne s’entendaient pas. Et puis après, ils·elles sont revenu·es pour comparer leurs solutions. Je vais prendre un exemple qui m’a beaucoup frappé. L’architecte est là, à chaque fois il traduit dans du dessin ou dans l’urbanisme ce qui a été dit. Parce qu’il faut un technicien. Et un jour, il arrive, il était très content. L’une des règles, c’était que la bibliothèque soit très écologique et très sobre, avec une chaudière bois, etc. Il y a aussi la démarche de discussion de la qualité de la lumière, qui est très importante pour les gosses, comment elle rentre dans la bibliothèque. Et comment la chaleur rentre ou rentre pas, comment elle est exposée au sud ou pas. Et l’architecte traduit ça avec toute une série de petites fenêtres qui donnaient sur la rue, qui donnaient vraiment beaucoup de lumière, etc., et qui résolvaient le problème calorique. Il était super content de lui. Et puis la bibliothécaire, donc, agente municipale, qui est très bavarde et très participative dans les débats, elle ne dit rien. Et l’animateur et moi-même, on se dit : « Si elle ne dit rien, il y a un souci, on fait une suspension de séance. » Et on va la voir, mais qu’est-ce qui se passe, il y a quelque chose qui ne va pas ? « Où je vais afficher mes panneaux d’exposition ? » On n’avait pas tenu compte d’une mission de la bibliothèque, qui est d’avoir des expositions et tout ça. Le bel objet écologique, on pouvait avoir quelques doutes sur sa fonctionnalité sociale. Donc l’architecte a été obligé de revoir sa copie, évidemment. Et ça, vous ne pouvez pas l’inventer a priori.

Le chantier à la Cambuse [le café associatif de Langouët, et véritable poumon du village, auquel doivent s’accoler un tiers-lieu et des logements à l’origine d’urgence – NDLR], c’est moi qui l’ai signé. Ça a fait l’objet d’un travail associatif très important avant. Et on a appelé ça, d’ailleurs : « Tiers lieu du potager et de la frugalité partagée ». Maintenant, le maire veut faire une salle municipale, ça n’a rien à voir. Dans les deux vœux du maire auxquels j’ai assisté, à chaque fois, il a dit, j’ai vraiment hâte d’avoir deux salles municipales de plus. À deux reprises. Or, à l’origine, le lieu n’avait pas de chauffage. Le lieu de passage, dans le plan que j’ai signé, il n’y a pas de chauffage, puisque c’est un lieu ouvert qui va sur l’extérieur. Là, c’est fermé et chauffé. J’ai appelé l’architecte, je lui ai dit, mais qu’est-ce que tu es en train de nous faire ? Il n’avait rien modifié. Donc je pense que sur ce sujet, il y a une pression. Parce que ce dossier, il faut le voir, il y a une responsabilité démocratique. Nous avons eu la subvention, 80 % de prise en charge par l’État, c’est un dispositif compliqué, on a été lauréat, choisi parmi plein d’autres et pour des raisons très précises. D’abord la notion de tiers lieu, c’est important. Deuxièmement, un autre projet en centralité. Troisièmement, un projet accueillant du logement social. C’était l’hébergement d’urgence à l’époque. Et l’hébergement d’urgence, c’est un vrai sujet dans notre secteur. Et enfin, une démarche citoyenne de mise en œuvre. C’est les quatre éléments qui ont fait qu’on a eu la subvention. Si j’avais mis une salle municipale… D’autant plus que c’est la région qui finance en grande partie avec l’État. Donc attention.

C’est un concentré de tout ce que la mairie actuelle a comme méthode de travail, comme présupposés, avec pour conséquence le dévoiement d’un projet qui prenait place, en plus, dans le réaménagement global du centre-bourg. C’est un peu un casus belli, le tiers-lieu. Et ça l’est d’autant plus que certains mauvais esprits comme le mien ont tendance à penser que, si l’on transforme le logement d’urgence en logement social, comme la mairie serait attributaire, ça pourrait très bien devenir une épée de Damoclès au-dessus de la Cambuse.

Oui, parce que l’hébergement d’urgence c’est des gens qui se retrouvent à la rue, ou des femmes battues, des gens qui vont donc être dans une situation provisoire. Ce n’est pas la même temporalité. On va leur donner un hébergement confortable pendant un temps donné, le temps que la personne réintègre le circuit normal. C’est très important. Ça peut être les réfugié·es, ça peut être des tas de situations. Néotoa peut gérer ça. Il y a une convention avec la mairie. Là, ils sont partis sur le logement social. Donc, ils ont modifié la nature de la convention. Dans le dossier que j’ai rempli, j’avais signé un accord avec une association pour les logements d’urgence, elle avait attesté qu’elle s’en occuperait. Parce qu’ils sont spécialisés en Ille-et-Vilaine. Une petite mairie comme la nôtre ne peut pas gérer un lieu de ce type, il faut un tiers. Parce que les gens qui sont en difficulté, il faut s’en occuper, il faut inscrire les enfants à l’école, souvent il y a des problèmes d’accès à l’hôpital. Ce n’est pas la peine de mettre les gens à Langouët s’ils ne peuvent pas rejoindre vite la préfecture pour des raisons de papier ou que sais-je. Il faut qu’il y ait un éducateur, une assistante sociale, un suivi de ces personnes pour que leur situation n’empire pas en venant chez nous. Et c’est vrai que, vu le bordel que c’est… la Cambuse, c’est un bordel magnifique. C’est la vie. Mais c’est vrai qu’il y a des gens qui peuvent être très embêtés en habitant là et en restant là trop longtemps. Ce lieu fait l’objet d’un rejet d’une grande partie de la population. Imaginez, « tiers-lieu de la frugalité heureuse » : « Il a fumé, ce n’est pas possible. » Parce qu’un tas de gens ne s’estiment pas devoir fréquenter ce lieu. Il y a eu beaucoup de tentatives, de toutes sortes, par les membres des associations, pour faire venir des ancien·nes.

Et ça n’a pas abouti. On a l’impression que le village est clivé aujourd’hui.

Si on reste sur des postures clivantes, il se brusquera. Si vous regardez les votes aux élections nationales à Langouët, vous verrez que déjà, il y a quarante ans, le vote Front National était très fort ici. Vous verrez que la gauche ne passait pas. C’était considéré comme une commune à droite. Vous regardez les votes des écolos, quelle que soit la couleur des verts qui se présentaient, vous aviez quatre ou cinq voix. La mienne, celle de ma femme. Maintenant, vous regardez les dernières élections, vous voyez un taux qui est très important pour les différentes colorations écolos. Donc on pourrait se dire, et ce serait une erreur majeure, que les gens vont voter de la même manière. Plusieurs villages le montrent. Par exemple, Saint-Médard-sur-Ille, le maire, qui avait fait un gros travail écolo, a été obligé de démissionner. Et pourtant, tous les votes nationaux, régionaux, départementaux, pour le PS sont très élevés. Très, très élevés. Les dernières élections régionales, j’ai fait 46 %. Ceux·celles qui sont rentré·es dans l’écologie parce qu’ils·elles ont habité ici, mais aussi parce qu’il y avait quelque chose qui se jouait d’intéressant, ils·elles n’avaient donc plus d’animosité vis-à-vis de l’écologie. Mais entre eux·elles, ce n’était pas forcément le grand bonheur. Et il y a des gens qui ont été rayés parce qu’il y avait tel souci à la Cambuse, tel problème de maintenance, tout ça. Et c’est les gens du côté de chez Luc [Rambaldi – NDLR] qui ont rayé, Luc lui-même a été rayé. Donc ça, c’est le piège terrible. Et c’était un piège aussi d’avoir essayé de faire une campagne camp contre camp, alors qu’il y a une intersection. Vu que les écarts sont faibles, c’est dans l’intersection que ça va se jouer, dans les gens qu’on va aller chercher, non pas parce qu’ils·elles sont d’accord avec nous, mais parce qu’ils·elles vont apporter quelque chose d’autre. Et du désaccord. Et ça, c’est très important quand on fait campagne, puisqu’il reste deux ans, deux ans et demi, il y a des signaux à donner.

Par exemple, tout ce qui se rattache au monument aux morts. Ce n’est pas une majorité de la population, mais il y a quelque chose qui se joue là. Et je m’en suis aperçu assez rapidement aussi. Si je ne donnais pas des signes aux anciens combattants, si je ne faisais pas comme on fait depuis tout le temps… J’ai été élu en octobre 1999 maire de la commune. Je me présente au monument aux morts pour la cérémonie habituelle du 11-Novembre. Et je ne mets pas de cravate, comme j’en mets rarement. Dans les trois semaines qui ont suivi, il y a eu une petite délégation, « Monsieur le maire, on peut faire le point ? » Et il y a un ancien qui m’a dit : « Vous ne nous avez pas respectés. » Et c’est pareil, c’est toujours ce qui crée de la violence chez l’autre. Je m’étais décarcassé pour avoir un cidre bio, je l’avais trouvé chez un copain. Et les gens n’ont vraiment pas apprécié, parce que c’est la boisson du pauvre, c’est la boisson de tous les jours, ce n’est pas une boisson pour un vin d’honneur. Alors que le cidre que j’avais trouvé était vraiment plus coûteux qu’une bouteille de blanc dégueulasse. Et voilà, c’est ça qui fait qu’à un moment on perd la partie, parce que notre idée est tellement supérieure à celle des autres, que l’on va évidemment l’imposer, c’est d’une telle évidence… Oui, sauf que si on veut transformer les choses, les réalités, non. Moi, j’entends, personnellement, de façon très débridée, un certain nombre de gens dire qu’ils vont voter extrême droite. Et il va falloir faire avec.

J’ai appris récemment que quand vous avez pris l’arrêté, un conseiller municipal que je ne nommerai pas, mais que vous connaissez, a décidé de faire faire des mesures à la station d’épuration par la Coordination rurale. Et j’ai trouvé ça assez exemplaire comme façon de procéder. C’est comme si tout ce qui était un peu mis sous le tapis ressortait de façon évidente. Il y a une façon, pour le coup, de jouer front contre front, avec une espèce de franchise dans le fait de faire ça.

Oui, et puis ça venait de loin, parce que c’était mon premier adjoint qui a été dénoncer, etc. Le truc a fait flop, notamment au niveau médiatique, parce qu’évidemment, ils ont trouvé du glyphosate. En fait, je crois qu’il y a eu un moment où mes deux adjoints ne supportaient plus le rythme.

En début de mandat, en 2014, j’ai pris la décision de proposer au conseil municipal que chacun·e des adjoint·es serait rétribué·e de la même manière. Donc que l’adjointe. Et ils sont venus me voir en disant, ce n’est pas normal qu’une femme soit mieux rétribuée que nous. Et immédiatement, dès le mois suivant, dès la décision du conseil municipal, de me dire puisque c’est comme ça, on sera beaucoup moins actifs. Donc, le côté réactionnaire, il peut être effectivement camouflé sous le tapis et il peut ressurgir à l’occasion d’un événement majeur, que d’ailleurs je n’ai pas vu venir. Parce que l’arrêté du maire de Langouët qui prend une proportion européenne…

Vous ne l’avez pas vu venir ? J’imagine que vous étiez conscient du fait qu’il allait y avoir des problèmes avec la préfecture, avec le Conseil d’État, même si c’était une mesure évidemment de salubrité publique. Par rapport au pouvoir de police des produits phytosanitaires qui est dévolu au ministère de l’Agriculture et pas à un édile, à un moment, vous n’avez pas pressenti que ça allait coincer ?

Que ça coince avec la préfecture et la justice, il n’y avait aucun souci. On savait puisque, avec les juristes, l’idée était de dire, vu la carence de l’État à agir, est-ce que la police du maire s’exerce en lieu et place, pour protéger la population. J’avais bien la méthode évoquée précédemment en tête quand j’ai pris cet arrêté. C’était un cadre mais le contenu appartenait aux agriculteurs à qui je disais : « Vos solutions seront financées par la commune. Faites des propositions. » Tout aurait pu bien se dérouler si la préfecture, inquiète de voir prospérer un arrêté qui pouvait faire jurisprudence, n’était intervenue. Les lobbies des pesticides se sont aussi activés et le Conseil d’État a fini par annuler l’arrêté. Légitimité d’un élu local contre légitimité de l’État ? Ou l’inverse ? Le débat n’est pas clos.

Mais, moi, j’avais commencé à travailler avec des agriculteurs. Et certain·e s sont venu·e s me voir, notamment une femme. « Moi, j’ai fait des devis, pour du désherbage mécanique du maïs. Mais peut-être que les prix vont changer parce que ça dépend de la saison, là telle saison, ce sera 35 € de l’heure, là telle autre saison, ce sera 45. Est-ce que vous prenez ? » J’ai dit oui. Je l’ai dit devant la députée de la circonscription. J’ai d’ailleurs vu tout de suite que c’était même à portée du budget communal. Quand bien même on n’aurait aucun rond. Elle est revenue me voir une deuxième fois en me disant « C’est quand même bête parce que si on va dans le champ et si on peut tout faire, est-ce que vous seriez d’accord de tout prendre ? » Mais là, la FNSEA est arrivée, qui a fait pression sur le préfet, etc. C’est très fort. La préfète qui, de toute façon, FNSEA ou pas, ne l’aurait pas fait parce qu’elle ne pouvait donc pas laisser s’installer une jurisprudence. Mais c’est après, si vous voulez, tout ce qu’il y a derrière. La préfète, au lieu de venir me voir en me disant, écoutez, Langouët on connaît, l’ADEME est toujours chez vous, on pourrait peut-être discuter, il y a un problème de santé publique, comment on fait ? Est-ce qu’on est capable de tester ? Non, elle ne vient pas me voir. Elle envoie un courrier-communiqué de presse à la presse en me disant, si le maire de Langouët ne m’obéit pas, je le traîne au tribunal administratif. Ouest France publie ça. Le lendemain, j’avais tous les ONG de France et de Navarre qui me disaient, monsieur le maire, on est avec vous. Quelqu’un, le surlendemain ou quelques jours après, qui organise une pétition en ligne, 250 000 signatures dans la journée. Plantu qui fait deux dessins à la une du Monde. Le New York Times. Le président de la République qui me donne raison. Le procès, la médiatisation… On me dit, j’ai voulu faire du buzz, mais il faut vraiment être très doué.

Je me posais justement la question des mentalités. Pour moi, c’est le nœud du problème, mais aussi ce qui permettrait de comprendre, il y aurait tout un volet : « Comment est-ce qu’on en est arrivé là ? » Je trouve salutaire que, ces derniers temps, les choses aient été mises sur la place publique, notamment la question des algues vertes, avec la bande dessinée, le film, etc. Je sais qu’Inès Léraud, son prochain projet, c’est le remembrement (sujet qui est déjà présent dans le film), qui n’est peut-être pas la racine du mal, parce qu’il y a plusieurs racines, mais il y a quelque chose qui se joue, qui se noue à ce moment-là, et dont les conséquences sont considérables. On en a même parlé, encore récemment, au conseil municipal, des problèmes créés par le détournement du cours de la Flume, notamment pour qu’elle suive les parcelles, car le sud du département subit des crues. Et maintenant, on a Eau du Bassin rennais, le service public de l’eau potable, qui veut retrouver, au prix de travaux qui se chiffrent en centaines de milliers d’euros, le cours originel de la Flume… Quand vous prenez l’arrêté sur les pesticides, vous savez qu’il va y avoir une réponse en face, une réponse aussi de soutien, c’est sûr, mais donc pas cette espèce de déflagration. Pourtant, il était dit et redit qu’il pourrait y avoir des aides à la reconversion bio, etc. Sauf que les gens qui sont formés dans les lycées agricoles, à qui on a toujours appris à faire comme ça, ils se trouvent face à quelque chose qui les dépasse.

Bien sûr, c’est tout le problème de la violence symbolique dont on parlait tout à l’heure. Mon bouquin s’appelle Paysans, on vous aime. C’est une prise de judo. C’est pour dire attention. J’ai eu un gros carton avec Nicolas Le Gendre, le journaliste du Monde qui a écrit Silence dans les champs. Et Inès Léraud aussi. Je leur dis, entre les tartuffes qui disent « Il n’y a pas de problème, cachez ce sein que je ne saurais voir », « Les pesticides, il ne faut plus appeler ça comme ça, ça s’appelle les produits phytopharmaceutiques », encore très nombreux, et, de l’autre, les inquisiteurs, les Fouquier-Tinville, entre les deux, il y a un espace. C’est cet espace-là qu’il nous faut reconquérir. Et cet espace-là, il ne s’empare pas de principes politiques, il s’empare de la praxis, de ce qui, dans la vraie vie, porte. Vous avez une Bretagne silencieuse aujourd’hui qui est en train de changer. Ce n’est pas violent comme changement, mais c’est ça qu’il nous faut accompagner dans la transition. Transition qui pour moi est trop tardive, je l’ai appelée de mes vœux il y a vingt-cinq ans, donc maintenant on est au pied du mur. Mais vous voyez bien que le changement ne peut pas se faire sans ce qu’encore Bourdieu appelait la rationalisation, c’est-à-dire le fait que je change parce que ça m’apporte un certain nombre de choses à moi, à ma famille, à mes proches, et donc, à ce moment-là, le changement pour moi devient utile. Si c’est du changement de type virtuel, par exemple je vais arrêter de prendre ma voiture pour la planète, vous portez un jugement sur le fait de prendre la voiture. Or j’ai eu ce problème-là à Langouët : « Tout ce qu’on gagne dans le logement, on le perd en allant bosser. » Donc on achète la première Zoe électrique mise à disposition des habitant·es. Les choses ont été compliquées par la communauté de communes après [le maire actuel a en outre mis un terme en 2023 à la recharge gratuite en électricité pour les véhicules qui avait été mise en place par Daniel Cueff en même temps que la Zoe – NDLR]. Et donc, quand on discute comme ça, à bâtons rompus avec les gens, je m’aperçois, par exemple, qu’il y a trois-quatre femmes qui ne prennent pas cette voiture-là, mais la leur. Je leur demande pourquoi elles ne s’en servent pas, c’est gratuit en plus, etc. Et en fait, dans la discussion, elles me disent, mais la bagnole, c’est le seul moment où je peux être peinard, je peux écouter la musique que je veux, j’ai envie de parler à personne, et c’est un espace de liberté, je ne suis pas prêt à renoncer à ça.

Donc si vous y allez avec vos gros sabots politiques en disant, oui, mais la planète, l’environnement, vous remettez en cause le choix des gens, et c’est une violence symbolique parce que ce n’est pas une violence physique, vous ne tapez pas sur la gueule des gens, ce n’est pas une violence verbale, vous êtes même bienveillant. Sauf que, voilà, vous portez un jugement. Et ça, c’est une difficulté des militant·es qui pensent le monde mais qui ne pensent pas le changement du monde. C’est une des grandes difficultés de la théorie du changement. C’est très difficile. Donc ça demande beaucoup de vigilance, beaucoup d’intuition, et beaucoup de compréhension de l’autre comme vecteur du changement, par où il va bouger et ce qu’il va faire.

Je rebondis sur votre expression de la Bretagne qui change. Qu’est-ce qui fait qu’elle change ? À quel moment il y a une prise de conscience ? Comment elle s’est faite ? Comment elle se manifeste ? Et qu’est-ce qui est reproductible ailleurs, justement, ici à Langouët ou dans cette Bretagne qui change ?

L’avantage de BRUDED, c’est de voir que la façon de traiter l’écologie sociale, on va dire ça comme ça, ne se mène pas de la même façon si on est à Silfiac, à Bazouges, à Langouët ou à Pornic. On n’échappe pas à sa géographie, on n’échappe pas à son histoire, on n’échappe pas à la sociologie aussi des habitant·es. C’est très important. Donc, il ne faut pas aller chercher des méthodes ailleurs. Par contre, c’est d’ailleurs toute la richesse de BRUDED. BRUDED, c’est la seule association qui existe en France de cette nature-là. Ce n’est pas une association d’élu·es qui vont au congrès des maires, etc. Non, c’est des élu·e s qui se réunissent pour dire voilà comment j’ai procédé, comment tu as procédé. Donc, c’est un échange d’expériences, de savoir-faire. Ça a un succès fou. Parce que le jour où vous avez votre école à faire, à refaire, ou un hameau à faire, etc., vous chopez le·la collègue qui se trouve à je ne sais pas combien de bornes de là, qui est en train de faire la même chose. « Et comment vous procédez ? Comment t’as choisi l’architecte ? » « Ah bon, j’ai oublié de mettre ça dans le cahier des charges, je vais le refaire… » Voilà. Et l’expertise, comme ça, se construit. C’est une politique non jacobine, qui n’est pas du haut vers le bas. C’est une politique par le territoire, on va dire, par les gens du territoire.

Et il s’agit d’arriver, sur le plan méthodologique, à remettre en évidence ce que vous avez plutôt autour de l’ethnométhodologie, c’est-à-dire que les gens ont des comportements à toute fin pratique. Comment je vais pratiquement survivre à notre entretien, ici, celui d’aujourd’hui ? Est-ce que je vais me lever ? Est-ce que je ne vais pas me lever ? Vous voyez, je vais devoir survivre à la situation que vous avez créée. Et donc, je vais avoir des comportements à toute fin pratique pour résoudre cette question-là. Et ça, c’est quelque chose qui est très important, c’est vraiment dans la pratique, dans la praxis, que s’intègrent les modifications. Il y a aussi le côté de l’exemple donné, on voit bien qu’une maison en bois en entraîne une autre. Quand on a fait le premier hameau écologique de Bretagne, qui est la Prairie Madame (alors on pourrait faire beaucoup, beaucoup mieux, aux Marivoles, vous êtes très, très au-dessus), à l’époque, on a inauguré ça en 2003, ces maisons en bois, etc., tous les gens venaient pour dire que ça allait prendre feu. On était en train de parler de l’histoire des trois petits cochons. Et mon compagnon de route qui est décédé il y a deux ans, malheureusement, le maire de Bazouges-sous-Hédé, Jean-Christophe Benis, lui, il faisait soixante-dix maisons, nous on était à douze, quand les gens arrivaient là-bas, ils parlaient du bidonville écolo.

Donc c’est très difficile. Par contre, après, quand vraiment il y a la pratique… Par exemple, j’ai eu des oppositions très fortes sur le bar intercommunal, ça a été terrible, la lutte avec mes collègues maires pour admettre qu’on ne pouvait pas installer un commerce traditionnel parce qu’il y avait déjà eu, derrière, six faillites. Donc, à la dernière faillite, j’ai dit stop. Je ne vais pas remettre quelqu’un en difficulté parce qu’il n’y a pas suffisamment de chalandise, etc. En plus, le dernier, il s’est vraiment planté économiquement, c’est insupportable. Et là, les habitant·es viennent me voir, ils·elles me disent « Voilà, c’est un lieu, il n’y a rien, on ne sait pas comment faire, on voudrait en faire quelque chose. » « Allez-y. » Et c’est là qu’ils se sont mobilisé·es pour créer la Cambuse, l’association qui dure depuis. Et nous, nous avons beaucoup appuyé, évidemment, mais nous n’avons fait que suivre. Et moi, ma bagarre, elle n’a pas été contre les habitant·es, elle a été contre l’intercommunalité [la communauté de communes du Val d’Ille-Aubigné, dont fait partie Langouët – NDLR], qui disait « Oui, mais ce n’est plus le dernier commerce, c’est quoi ce truc ? » Enfin, ils m’ont fait une vie d’enfer. Il y a des concerts, mais il n’y a pas eu de jauge, etc. Ils nous ont fait des ennuis considérables. Donc la bagarre a été plutôt de protéger ce qui se passait à Langouët, parce que c’était une propriété de l’intercommunalité.

Le maire actuel s’est converti à l’adhésion à Rennes Métropole.

Il peut toujours, mais ça ne pourra pas se faire sans l’intercommunalité. Il faudrait d’abord que Langouët en sorte, et ensuite que Langouët adhère à la métropole. Et il faudrait que l’intercommunalité soit d’accord. Et que tout ce qu’elle a payé à Langouët soit remboursé. Vous pouvez toujours fantasmer, mais c’est infaisable. C’est inscrit dans le marbre. Je présidais l’intercommunalité à l’époque. Et puis ce n’est plus du tout l’ambition de Rennes qui, aujourd’hui, est plutôt fan du Pays de Rennes, donc, qui est une association des quatre EPCI [Établissement public de coopération intercommunale – NDLR] : Rennes Métropole, Liffré-Cormier Communauté, Pays de Châteaugiron et Val d’Ille-Aubigné.

Par contre, la menace vient du fait de l’ensemble des lois nationales. À partir du moment où vous n’avez que la taxe foncière, vous avez une marge qui se réduit terriblement, puisque, dans le même temps, on va nous interdire de construire.

Oui, la loi ZAN – Zéro Artificialisation Nette des sols. Mais il existe des marges de manœuvre du côté des fonds européens, il y a des aides pour la ruralité. Est-ce que ça, ça peut être aussi des leviers qu’on actionnerait ?

C’est ce qu’on a fait pour la Cambuse, pour le tiers-lieu, là, c’est des fonds croisés, européens, État, Banque des territoires, région. Comme dit précédemment, 80 % de financement pour le tiers-lieu.

Mais ils vont se retrouver en difficulté, là, avec le projet actuel [entre l’obtention des financements et les travaux actuellement en cours, le projet de départ a été profondément modifié par la mairie actuelle, voir plus haut – NDLR] …

C’est dans le fonctionnement, dans l’appropriation citoyenne, qu’il y a un souci. Et ce que je sais, c’est qu’il n’y aura plus un rond pour Langouët pendant des siècles. Si une commune n’est pas capable de mettre en place un projet qui a été délibéré… Il y a des enjeux considérables. Il y a l’ancienne boulangerie, qui est propriété de l’établissement public aussi, encore pour deux ans. Et dans deux-trois ans, il va falloir qu’il y ait un projet. Et là, si vous voulez, comme rien n’a été fait, les sept ans [durant lesquels l’établissement public est propriétaire du bâtiment – NDLR] sont en train de passer. Et le percepteur va de plein droit affecter au budget de la commune ce bâtiment.

Il y a aussi toute une stratégie d’acquisition à avoir, qui n’est absolument pas menée.

Ça, on s’en est rendu compte. Au fil des conseils municipaux, j’ai vu défiler des fins de non-recevoir à chaque possibilité de préemption, notamment… ça aurait créé des marges de manœuvre par rapport à la problématique du logement social, qui est évidemment cruciale, mais non, il faut absolument que ce soit les deux appartements au-dessus de la Cambuse qui deviennent du logement social. Et dans le même temps, la mairie actuelle a donné son accord pour que les logements sociaux de la Prairie Madame commencent à être vendus à leurs locataires. Bref, il faudra effectivement cartographier ces lieux qui vont être réaffectés au budget de la commune.

Merci beaucoup !

C’est moi.

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