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Violences : dépasser la dénonciation

Avant de poser la question du dépassement de l’indignation produite par les violences faites aux femmes, ce texte propose de poser quelques définitions. les contrepoints couleront de source.

Les violences faites aux femmes sont réelles, très matérielles, très physiques ou psychologiques et pas uniquement symboliques : féminicides, violences sexuelles dont incestes, violences conjugales, harcèlement, trafic/prostitution, violences médicales (accouchement, endométriose, règles, douleur…), violences juridiques, etc.

Elles sont concomitantes et imbriquées avec des violences produites par le racisme, le classisme, le validisme, l’âgisme, etc. : vaut mieux être un homme quadra blanc riche hétérosexuel et bien portant qu’une jeune femme racisée lesbienne et malade ou handicapée… une invisible.

Elles s’accompagnent de violences verbales, de langage, de vocabulaire, d’imaginaire, d’interprétation, de représentations et descriptions de savoirs et connaissances dominantes (clichés, poncifs, stéréotypes, mythes), ce qu’on appelle les violences épistémiques.

Par exemple,

  • il est courant d’exclure ou de rire des invisibles ; on ne les prend pas au sérieux, on ne les croit pas, on les décrédibilise ou on ridiculise ce qui n’est pas dans la norme : à la maison, dans les émissions de tv, sur les réseaux sociaux, dans les assemblées, dans les commissariats, dans les tribunaux, dans les hôpitaux…
  • Il est courant de rendre ces invisibles coupables de leur sort, malades, opprimées, agressées : elles ne prennent pas bien soin d’elles, sont influençables, n’ont pas de volonté, ne se mettent pas en avant, s’habillent mal, ou au contraire aguichent, provoquent, cherchent à nuire…
  • Il est courant de les inviter à se corriger individuellement : positiver, prendre soin de soi, augmenter son estime de soi, faire le deuil d’une rupture, d’une agression, d’une maladie…
  • Il est courant de les inviter à mériter un meilleur sort : si on veut on peut (méritocratie) ; si chacune ne se bat pas dans son coin pour sortir de l’impasse, elle restera seule responsable des violences qu’elle subit.
  • Il est courant de les transformer en objets (de violence) versus sujets (de lutte) ; les femmes seraient des victimes « par essence », par nature, moins fortes, moins endurantes que les hommes, moins volontaires, avec des humeurs changeantes, parfois hystériques, se plaignant pour rien…
  • Il est courant d’entendre que les hommes eux aussi sont victimes des injonctions à la masculinité ou au virilisme pourtant la comparaison avec l’oppression des femmes est aberrante, disproportionnée.
  • Toutes ces violences épistémiques servent à mieux oblitérer les vrais coupables : bien évidemment les hommes violents et leurs complices et par leur intermédiaire le patriarcat, le libéralisme, les politiques sécuritaires, culturelles, sportives, éducatives, de santé… ignorantes.

Ces violences épistémiques sont le résultat d’une hiérarchie des savoirs : entre femmes et hommes, entre riches et pauvres, entre racisé·es et « Blancs »,  entre jeunes et aînés, entre bien portants et malades…

Ces violences sont héritées de différents systèmes de domination dont la mondialisation, l’occidentalisation, le capitalisme et antérieurement l’impérialisme, le colonialisme, ce qu’on appelle la colonialité. Ces systèmes ont besoin de produire de l’aliénation, de la ségrégation, de l’oppression, de la hiérarchie des savoirs, de l’ignorance, pour se maintenir. L’Afrique du Sud en est un bon exemple. Dans ce pays les violences sont devenues un mode de socialisation hérité de la colonisation et de la ségrégation.

Quels sont les contrepoints possibles aux systèmes de domination ?

On en connait déjà beaucoup.

Sur internet, des hashtags, des médias ou des podcasts féministes ont largement fait surface dans le but de dénoncer les violences : #metoo, #BalanceTonPorc, simonemedia, madmoizelle, Un podcast à soi, Les couilles sur la table, etc. Leurs contenus : récits intimes, paroles d’expert·es, textes littéraires et réflexions personnelles sur l’inceste, le harcèlement sexuel, le travail domestique, la prostitution, les violences obstétricales, la religion, les masculinités…

Les hashtags en particulier permettent, par l’ampleur de la mobilisation qu’ils produisent, d’engager des procès, d’aggraver des charges pour agressions sexuelles, d’ouvrir des enquêtes ou de prendre la parole : procès Harvey Weinstein, dénonciation des violences dans le cinéma, dans les grandes écoles en France… Plus militants, les hashtags #decolonisonslefeminisme ou #feminismedecolonial permettent de dénoncer l’intersectionnalité des agressions sexuelles et d’articuler le racisme avec l’augmentation des interventions policières et carcérales de l’État.

Toutes ses publications expriment des luttes qui naissent du quotidien, là où le vécu inspire des femmes, là où l’imagination, stimulée par l’urgence, reprend le pouvoir. On assiste à une forme de confrontation, par laquelle ces militantes de la dénonciation sortent de l’isolement. Elles mettent en exergue le silence des coupables et la complicité sociale dont ils bénéficient. Elles créent du collectif et excluent l’individuel, l’égocentrisme, l’entre-soi ou encore le ponctuel isolé.

La dénonciation, nécessaire, est-elle suffisante ?

Parmi les militantes qui prennent la parole, certaines prolongent la dénonciation dans la rue, sur les murs, au parlement, dans les médias traditionnels… Elles interpellent les pouvoirs publics, continuent leur travail de repérage, organisent des formations ou stimulent des pistes de recherche, se mobilisent pour le matrimoine, boycottent des interventions à forte prévalence sexiste… et publient des livres, des photos ou illustrations, produisent des reportages ou documentaires audios ou filmés.

Cette production de connaissances me semble impérative, sans quoi le risque de proroger le mépris consacré aux invisibles demeure effectif.

Plus encore, au-delà de la victimisation, de la demande de protection ou d’écoute, des doléances ou des revendications, voire même de la critique, il me semble essentiel que des personnes se mettent en action mais aussi qu’elles diffusent leurs connaissances et cela en tissant des liens entre les violences faites aux femmes et les violences multiples produites dans le monde par le capitalisme fondé sur le patriarcat : guerres, génocides, mouvements anti-écologie, populismes…

Le but est de transformer les langages, les expressions, les représentations, le vocabulaire… du quotidien ; de rompre avec les évidences. Quand on s’engage sur cette route, on entre en résistance contre les dominants car on politise le contexte où les savoirs non dominants sont produits. On redonne de la signification au politique. On pose, à très grande échelle, les questions de la lutte contre la production délibérée d’ignorance et de la maîtrise des connaissances, qui demandent à être produites par, et non simplement fournies pour, les femmes, pauvres, racisées…

Par effet retour, les invisibles deviennent conscientes de leur pouvoir effectif, de leur potentiel. Elles écartent les notions d’inégalités (entre les sexes, les races, les classes, les âges, les validités…), partie émergée des différentes dominations, pour mieux identifier ce qui les structurent : hiérarchie, hégémonie, oppression, coercition, aliénation.

Aussi Écrivons ! Dessinons ! Filmons ! Enregistrons ! Diffusons ! Transmettons ! Mais surtout croisons les dominations en tissant des liens entre violences faites aux femmes et racisme, classisme, validisme, âgisme, militarisation, destruction de la planète, fascisme ! Veillons à créer un langage critique radical de l’oppression ! Rompons ainsi avec l’impunité des vrais coupables, avec la banalité du mâle et avec le féminisme washing !

Joelle Palmieri – 30 mars 2024 

Ce texte est inspiré par une intervention lors du salon du livre À mots couverts de Vendôme le 23 mars 2024.

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