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Palme d’or à Cannes, stupeur et tremblement…

Justine Triet est donc la troisième réalisatrice à recevoir la toujours convoitée Palme d’or du festival international du film de Cannes . Elle succède à la néo-zélandaise Jane Campion, primée pour « La leçon de piano » en 1993, et à la française Julia Ducournau couronnée en 2021 pour « Titane » et qui était, cette année, membre du jury.

On n’a évidemment pas boudé notre plaisir à l’écoute de l’intervention courageuse de la réalisatrice qui a su utiliser la tribune de Cannes pour délivrer un message extrêmement politique et a permis de rompre le ronron de la cérémonie de remise des prix. Mais la polémique indigne qui a suivi cette prise de parole ne doit pas faire oublier que Justine Triet est récompensée pour un film. Un film difficilement classable : un thriller, un film de prétoire, une étude sur le couple, une réflexion sur le regard qu’un enfant peut porter sur le couple de ses parents, un film féministe, un film sur l’identité, sur la fin d’une histoire d’amour, un film sur la difficulté d’être soi ?

Un couple :  elle, Sandra (Sandra Hüller, remarquable et qu’on avait apprécié dans « Toni Erdmann » de Maren Ade) écrivaine étrangère ne parlant pas le français et qui connaît un certain succès ; lui, Samuel (Samuel Theis, qu’on ne verra quasiment pas) , romancier en panne, retape le chalet isolé dans lequel le couple vit, pour ouvrir des chambres d’hôtes, projet qui peine à se réaliser. Ils ont un fils d’une douzaine d’années, Daniel (Milo Machado Graner, bouleversant), devenu mal voyant à la suite d’un accident. Daniel retrouve son père mort au pied du chalet en revenant d’une promenade en compagnie de son chien, Snoop (formidable lui aussi qui a reçu la « Palm Dog 2023 »). Sa mère n’a rien vu, rien entendu. L’enquête policière démarre. Accident, suicide, meurtre ? Sandra appelle à l’aide un ami avocat (Swann Arlaud, comme toujours tout en délicatesse) pour assurer sa défense.  L’essentiel du film se déroule un an après les faits, pendant le procès, où Sandra comparait pour un meurtre dont elle ne cesse de se défendre.

Ce sont donc les protagonistes dans la salle d’audience qui vont « faire » le film, chacun à sa place. La présidente du Tribunal tente de comprendre, l’avocat général (Antoine Reinartz), aussi comique que terrifiant, défend la société contre une accusée dont il est convaincu de la culpabilité en disséquant sa vie la plus intime. Sandra voit sa vie étalée dans le prétoire, devant un public nombreux et attentif. Elle se heurte à la barrière de la langue française qu’elle maîtrise mal mais est obligée d’utiliser, comme Sandra Hüller qui a dû apprendre son rôle en français pour les besoins du tournage. La langue est bien autre chose qu’une suite de mots et le passage de l’anglais au français illustre ce qui est une forme d’exil intérieur. Et d’impossibilité à dire sa vérité. Si l’avocat général et l’avocat de la défense parlent de la même femme, renvoient aux mêmes événements de sa vie, ils mettent en scène, car un procès est aussi une mise en scène, deux personnes totalement différente. Comme une image diffractée. Et Sandra donne parfois le sentiment d’en être encore une autre, presqu’étrangère à son propre procès. C’est à la fois par Daniel, qui assiste au procès de sa mère et témoigne, et par une pièce inédite versée au dossier, que l’affaire rebondit. On n’en dira pas plus mais c’est aussi l’occasion d’un traitement du son et de l’invention d’images tout à fait intéressant : un film dans le film…

Où est la vérité ? Qu’est-ce qu’un couple ? Ce sont ces deux questions que le film traite en transformant le spectateur en acteur qui prend tantôt partie dans un sens tantôt dans l’autre. Un homme chute et meurt, un couple chute lentement, sa vie est « anatomisée » par des étrangers qui cherchent la vérité dans un format imposé, celui du procès et de ses procédures, nécessaires mais parfois si inhumaines. Qui peut juger de l’extérieur ? A-t-elle tué un conjoint qui lui reprochait d’avoir mieux réussi sur un terrain où il n’arrivait pas à la concurrencer ? L’a-t-il poussée à bout ? S’est-il suicidé devant l’échec de son couple et de ses projets personnels ? Est-ce un accident stupide (les experts défendent des points de vue contradictoires) ? Est-elle une femme qui fait passer sa carrière, et son autonomie avant tout ? Quel a été l’impact sur leur couple de l’accident de Daniel ? Ce dernier invente-t-il pout sauver sa mère ? On ne saura pas vraiment ou on aura plusieurs interprétations, jusqu’au bout, et c’est aussi dans ce doute permanent que réside l’intérêt du film.

Co-écrit avec son compagnon, Arthur Harari, lui-même acteur (Georges Kiejman dans « Le procès Goldman » de Cédric Kahn) et réalisateur (le très sombre et superbe « Diamant noir » et l’incroyable « Onoda »), cette « Anatomie d’une chute » est bien l’anatomie d’un couple et de ses protagonistes qui restent opaques pour tous les autres et peut-être même pour l’autre. Justine Triet démonte le couple comme les enjeux du procès avec brio, les dialogues sont ciselés, chaque mot compte, la caméra est très proche des personnages, presqu’intrusive.  Elle réalise également un film féministe, dans un festival qui avait commencé avec la montée des marches de Johnny Depp… avec un personnage central loin d’être sympathique, et qui rappelle qu’un couple est aussi un lieu de rapport de forces ; « un enfermement » dit-elle. Jusqu’où peut-on l’accepter ? Où est « la » vérité ?

(Photo Les Films Pelléas)

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