Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

L’énergie, un commun trop peu maîtrisé

Si le propos est de mieux comprendre la crise énergétique qui semble en cours et de questionner l’organisation de sa production et de sa distribution en France, il est utile de revenir sur le temps long et d’éclairer un peu le sujet, avant d’émettre quelques pistes d’une politique publique de l’énergie, pensée comme un commun.

Mettons un point de départ à la livraison des « Limites de la croissance » en 1972. Concomitant d’une prise de conscience écologiste minoritaire, antérieur aux chocs pétroliers, causes de politiques anti-gaspi revenues dans l’actualité récente, le rapport dit « du Club de Rome » s’appuyait sur les limites physiques connues de la planète et sur les tendances d’indicateurs civilisationnels (démographie, pollution,…) pour alimenter un modèle informatique et estimer non pas une probabilité d’effondrement, garanti, mais une période probable de son déclanchement. Pourquoi ? Parce que l’énergie et les matériaux, disons les ressources naturelles, sont disponibles en quantités finies, que nous les exploitons sans limite conceptuelle et que, les lois des mathématiques étant ce qu’elles sont, les productions issues de leur exploitation passeront par un maximum avant de diminuer inexorablement. Précisons que le rapport n’a globalement pas été sérieusement remis en cause depuis sa sortie ni par les critiques, ni par les données.

La période des années soixante-dix a été celle des débats sur les développements technologiques et la responsabilité (Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen, Ivan Illich, Hans Jonas,…). La question énergétique était au cœur des politiques publiques mais intimement liée à un imaginaire de résolution des privations d’après-guerre et de démocratisation d’un progrès technique considéré comme un avenir certain et sans limite, ce qu’a confirmé la révolution néo-libérale des années quatre-vingt. La quantité d’énergie consommée sur la planète par les sociétés techno-industrielles en plein essor explose. Elle est en gros quatre fois plus élevé au tournant des années quatre-vingt-dix qu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Retenons un quart de charbon, un gros tiers de pétrole, un petit quart de gaz et une petite part de tout le reste, dont la biomasse et l’électricité non carbonée issue de l’hydrolien ou du nucléaire. Rappelons à l’occasion que l’électricité est une des énergies et que le débat sur l’énergie ne peut se réduire au nucléaire, par exemple, qui ne représente qu’un cinquième de l’énergie finale consommée en France [1].

Depuis Rio en 1992, il est raisonnable de dire que la question climatique est poussée – trop lentement – dans les consciences et a fini récemment par faire sa place dans l’actualité. Cela n’a pas été ni sans mensonges de certains groupes industriels, particulièrement les énergéticiens, ni sans globalement une incapacité collective à agir, notamment sur la consommation énergétique qui continue de croitre (grossièrement, fois deux depuis 92). La question énergétique a été traitée en filigrane des débats sur le climat. Il paraissait évident aux personnes sérieuses que le forçage radiatif positif, prosaïquement « le réchauffement climatique », était la conséquence d’une augmentation des activités humaines utilisatrices de ressources combustibles fossiles [2]. Cependant, l’énergie était considérée dans les pays nantis comme un acquis, et la question énergétique était mal traitée, ce qui a permis à beaucoup de continuer à considérer qu’il n’y avait pas de limites, que l’efficacité énergétique ou de nouvelles technologies sauveraient la donne, voire qu’un découplage entre PIB, et donc croissance, et énergie était possible, à l’inverse de toute l’expérience humaine acquise depuis la sédentarisation. Contrairement à la question climatique, le problème du pic pétrolier par exemple a été laissé dans le fonds des tiroirs médiatiques.

La civilisation techno-industrielle, la nôtre, se retrouve donc aujourd’hui devant une triple contrainte carbone : préservation du climat, limitation des usages de l’énergie et raréfaction des ressources naturelles. Il serait trop long ici de revenir sur la question des exploitables possibles ou probables, du rendement énergétique, entre autres détails utiles. Retenons que notre problème immédiat n’est pas un souci de stock. Il y a de l’énergie solaire et du vent pour quelques milliards d’années, du charbon et du pétrole pour quelques siècles ou quelques dizaines d’années, selon les modalités de comptage et les hypothèses technologiques ou géopolitiques retenues. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de pic et que la déplétion des différents vecteurs énergétiques ne soit pas déjà en cours. L’Europe a passé son pic de production pétrolière autour de l’an 2000 et son pic de production énergétique autour de 2004 – 2006. Il est raisonnable de penser que la Russie ait passé son pic de production pétrolière en 2019 ou 2020, à peu près au même moment que le pic apparent du pétrole de schiste américain. L’OPEP ne semble plus en capacité de fournir à la hauteur de ses engagements en 2022. La Norvège semble être sur son pic gazier. Un certain nombre de matériaux indispensables à la production industrielle mondiale seront taris, pour des valeurs économiques acceptables, dans le courant de ce siècle (sable à béton, roches phosphatées, pétrole, gaz, cuivre, uranium,…) [3]. Pas de nucléaire sans pétrole, sans béton, sans cuivre, et encore moins sans uranium (à technologies disponibles constantes).

Notre problème immédiat est celui des modalités de la distribution de l’énergie disponible et les usages qui en sont faits. Notre problème commun est un choix cornélien. D’un côté, pour préserver l’habitabilité du système Terre par le vivant [4], nous devrions laisser dans le sol un potentiel énergétique en charbon, gaz et pétrole d’au moins le double de ce que l’Humanité a brulé depuis la révolution industrielle ; dis autrement, une forme d’ascétisme volontaire ou de sobriété choisie [5]. De l’autre, pour satisfaire une exigence de progrès, dans ses meilleures aspirations, soit la généralisation d’une certaine forme de qualité de vie à définir collectivement, nous passerions par différentes formes de productions technologiques et de services sociaux ou marchands, toutes et tous par essence fondamentalement dispendieux en énergie, matériaux et ressources, qui arriveront à manquer [6].

La crise énergétique actuelle, au sens d’un épisode transitoire ayant une fin proche, n’en est pas une ; c’est un changement structurel lié à la raréfaction de ressources énergétiques en partie subie et en partie nécessaire. Le moment actuel est un soubresaut de ce changement structurel car lié à des contingences transitoires ; ici, une guerre, là, une stratégie de domination, partout, des marchés hautement volatiles et spéculatifs. Ce qui est une vraie crise, car vécue comme telle, au sens d’une fatalité aux effets immédiatement négatifs, ce sont les tarifs de vente et d’achat de l’énergie consommée au quotidien.

En effet, dans toute cette histoire récente de l’énergie, les usages de l’énergie ont été très peu discutés, tout comme les inégalités climatiques et énergétiques. Le standard mondial moyen a été en fort accroissement mais les écarts entre les moins nantis et les plus nantis se mesurent en dizaines, centaines ou milliers de fois selon les tranches de revenus choisies. « Les Français » ne pourront plus prendre l’avion, ou aller au ski, manquant que seule une petite part de ces Français (et Françaises) prendra l’avion ou exploitera la montagne une fois par an. Par contre, la précarité énergétique va chez nous galopante et nous avons tardé à prendre le sujet à bras le corps.

Ainsi, définir collectivement un stock raisonnablement exploitable de ressources, définir un budget carbone et donc énergétique par fonction sociale, par habitant.e et par an, et garantir une acceptation sociale, donc une légitimité, donc une éthique – revenons à Hans Jonas –, paraissent les bases d’un nouveau développement civilisationnel à construire. La volatilité spéculative ne devra avoir que peu à y faire, tant les expériences récentes ont bien montré que la concurrence ne permet pas une saine adéquation des ressources aux usages. L’État semble nécessaire, comme institution structurante, garante de politiques publiques légitimes, c’est-à-dire, dans le domaine de l’énergie, pilotant la sensibilisation du plus grand nombre, l’accompagnement des plus précaires, l’incitation auprès des plus nantis et la coercition aux dépens des plus dispendieux.

Michaël Evrard, expert Climat énergies


[1]                              Pour un point complet de l’énergie primaire et des transformations en énergies finales en France, c’est ici : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-energie-2021/6-bilan-energetique-de-la-france.

[2]                              Si besoin, les rapports du GIEC (https://www.ipcc.ch/ar6-syr/) ou par exemple une synthèse de la synthèse par Sylvestre Huet, y compris les différences entre le savoir de 1990 et le savoir de 2020, ou le budget carbone disponible : https://www.lemonde.fr/blog/huet/2021/08/09/le-rapport-du-giec-en-18-graphiques/.

[3]                              Entre autres, les travaux de Mathieu Auzanneau, Directeur du Shift Project, par exemple ici : https://www.lemonde.fr/blog/petrole/2021/10/12/metaux-critiques-charbon-gaz-petrole-nous-entrons-dans-les-recifs/#more-13013.

[4]                              Lire Bruno Latour, qui vient de disparaître, mais ses œuvres fondamentales restent.

[5]                              Pointé même par l’Agence Internationale de l’Énergie, qui jusqu’à la fin des années 2010, vendait une production pétrolière sans limite : https://iea.blob.core.windows.net/assets/7ebafc81-74ed-412b-9c60-5cc32c8396e4/NetZeroby2050-ARoadmapfortheGlobalEnergySector-SummaryforPolicyMakers_CORR.pdf.

[6]                              Lire avec bénéfices les travaux de l’Institut Momentum https://institutmomentum.org/ ou le Manifeste Convivialiste https://convivialisme.org/.

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