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Thomas Piketty : riches contre pauvres ou conflit de classes ?

En questionnant la propriété, le dernier livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie, semble introduire une rupture par rapport au précédent. Il reste cependant prisonnier d’une vision purement idéologique des inégalités et d’un capital vu comme un stock et non un rapport social, ce qui l’amène à des solutions irréalistes.

La sortie d’un livre de Thomas Piketty est toujours un événement, d’autant que sa réflexion participe à un renouveau social-démocrate que l’on retrouve à la gauche du parti démocrate étasunien, dans le parti travailliste britannique ou sous des formes diverses dans certains pays européens. Outre le fait qu’il définit une théorie de la transition entre les sociétés trifonctionnelles (clergé, guerriers et tiers-état) et les sociétés « propriétaristes », sa proposition nouvelle porte sur une intervention accrue des salariés dans la gestion des entreprises qui s’additionnerait à ses prescriptions fiscales habituelles.

Sa réflexion participe à un renouveau social-démocrate

On reste cependant perplexe quant à une évolution réelle de l’auteur.  Même s’il sait pertinemment que la valeur des propriétés « exprime les anticipations de gains futurs et de profits de toutes sortes » (p. 506), son raisonnement reste basé sur un capital qui est traité comme un stock comptable qu’il faudrait régulièrement repartager entre les individus et les générations au moyen de l’impôt sur les revenus, les patrimoines et les successions.

Pour Piketty, les inégalités sont le résultat d’une bataille idéologique et non de mécanismes politico-économiques déterminés. S’appuyant sur les expériences « sociale-démocrates » du XXe siècle, il ne cesse d’expliquer que ce qui a été fait à une époque pourrait l’être à nouveau. Il oublie soudainement que la valeur du capital est déterminée par le scénario de ses revenus futurs qui est le produit de la croissance de l’économie et du rapport entre les classes. À rapport de classes inchangé, si la croissance de l’économie est forte, la croissance des revenus financiers suivra celle de l’économie. Inversement, la croissance des revenus financiers ne peut s’obtenir que par une pression plus forte sur les revenus du travail.

Ce n’est donc pas un hasard si tous les exemples de tournants plus égalitaires qu’il cite ont été réalisés à la suite de destructions de capital et/ou de forte croissance : montée en puissance de l’impôt sur le revenu à l’issue de la première guerre mondiale, New deal rooseveltien ou reconstruction de l’Europe dans des formules gagnant-gagnant à l’issue de la seconde guerre mondiale. La croissance mondiale ne cesse de ralentir depuis les années 1970. Plus celle-ci est faible, plus la possibilité d’une conjugaison des intérêts conjoints du travail et du capital se réduit.

Si nous appliquions ses préconisations, les valorisations des entreprises baisseraient immédiatement, ce qui n’est pas sans poser problème si on cohabite avec des actionnaires : ceux-ci refuseront de renouveler les investissements. Le fait qu’à terme les salariés puissent être majoritaires  ne fait d’ailleurs qu’aggraver cette situation.

Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas de solutions ? L’étude de Thomas Piketty contient un précédent qui nous en ouvre une qu’il ne saisit pas : l’abolition de l’esclavage. Celle-ci s’est réalisée par un acte juridique simple : l’interdiction de posséder son semblable. Celle-ci n’a pas été l’objet de mesures indirectes ou progressives comme une taxation spécifique des revenus des propriétaires d’esclaves ou encore une liberté progressive des esclaves qui commencerait certains jours de la semaine : non, l’abolition de l’esclavage s’est faite par un acte juridique à effet immédiat.

En cette période de très faible croissance de l’économie, il est essentiel de promouvoir des mesures juridiques franches qui touchent à la propriété et non des mesures fiscales qui réduisent a posteriori les inégalités. La source des inégalités que conteste Thomas Piketty est évidente : la possibilité pour des personnes de tirer des revenus de biens qu’ils n’utilisent pas. La solution n’est donc pas tant de transférer de la richesse entre les déciles que d’abolir la propriété lucrative : une propriété que l’on n’utilise pas mais que l’on possède à la seule fin d’extraire de la richesse à ceux qui la produisent. Il ne sera ainsi plus possible d’être propriétaire d’un bien immobilier destiné à la location ou d’être actionnaire d’une entreprise dans laquelle on ne travaille pas.

Une interdiction attentatoire à la liberté ? Personne ne s’offusque aujourd’hui de l’interdiction de l’esclavage dans la mesure où elle garantit à toutes et à tous la liberté. Il en sera de même demain de l’interdiction de la propriété lucrative qui permettra à toutes et à tous une liberté réelle comprenant notamment celle de posséder ce dont on a besoin pour vivre. Ceci signifie un changement constitutionnel essentiel sur le droit de propriété qui ne sera possible que dans le cadre de mesures sociales et écologiques qui dévaloriseront immédiatement le capital. Il ne s’agit donc pas d’une guerre entre riches et pauvres qui n’aura jamais de fin mais d’une guerre de classes avec comme issue l’abolition de la propriété lucrative.

On objectera que l’éviction des actionnaires est un objectif totalement irréaliste ou utopique… comme l’abolition de l’esclavage l’était en son temps. Cet objectif est pourtant infiniment plus crédible dans la mesure où cette mesure peut partir d’un pays donné pour ensuite s’étendre. La simple présence d’un secteur coopératif important qui utilise d’autres règles que la valorisation capitaliste nous montre qu’il est possible d’établir un nouveau régime social dans un pays tout en cohabitant dans l’économie mondialisée. Une perspective au final largement plus immédiate que l’hypothèse de Thomas Piketty d’établir d’autres règles au sein de l’Union européenne ou encore de mettre d’accord les principaux pays du monde pour établir un cadastre financier public !

Benoit Borrits

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