Le bras long du travail se manifeste dans des territoires, pas seulement dans des entreprises. D’autant que celles-ci, peu ou prou, ont des liens, des contraintes et des synergies avec le territoire dans lequel elles sont implantées. Une partie du travail, donc des emplois, répond essentiellement à des besoins de la financiarisation, du productivisme ou du consumérisme. Une autre part sert d’outils à la police sociale et aux « besoins » d’une société de surveillance et de dominations. Dans un cas comme dans l’autre, l’utilité sociale réelle de ce travail et de ses emplois est fort douteuse. En tout cas du point de vue de notre visée de transformation du monde et – plus encore – d’une vie meilleure dès aujourd’hui, individuellement ou collectivement.
En se mondialisant, le capitalisme a imposé une hégémonie du chiffre. La rentabilité est devenue le moyen et la fin de toute activité de travail. La circulation accélérée du capital s’est faite dogme et impératif des modes de production. Le « lean management » a parcellisé les gestes, distingué et divisé les collectifs de travail et plus largement les rapports entre ateliers et entreprises. La chasse aux « temps morts » a réduit, voire détruit bien des avantages du travail réel, niant l’intelligence des travailleur·se·s. Le chantage à la délocalisation est devenu dans bien des cas une pression contre les droits, les salaires et les conditions de travail.
Face à ces constats la riposte est depuis quelques années la « désertion » des bifurqueurs, l’aspiration à être maître de son travail, quitte à verser dans un auto-entrepreneuriat piégeant. La réponse coopérative sous différentes formes est un autre choix.
Cherchant sa voix, la volonté de reprendre la main sur son travail et son emploi, se conjugue avec le ras-le-bol de mobilités trop fréquentes, trop coûteuses en temps, compliquant la vie familiale et personnelle.
Le « lean management », la parcellisation des tâches et l’uberisation à tout va ont abîmé et nié les savoir-faire, racorni les métiers, facteurs forts d’identité au travail et dans la société, « contraignant » des travailleur·se·s – salarié·e·s ou pas – à changer de « métier » et d’entreprise quand leurs ancien·ne·s pouvaient évoluer tant dans leur métier (et emplois) qu’au sein de l’entreprise ; les collectifs de travail en sont d’autant affaiblis et avec eux l’intelligence en actes du travail réel ; la dictature des normes et des procédures se substitue à l’efficacité concrète de ceux et celles qui font. Dans l’emploi même, la volatilité des gestes éloigne encore la personne au travail de la réalisation perçue et maîtrisée de son utilité sociale.
Vivre et travailler au pays ! Cette revendication n’avait rien de fortuite dans les années qui ont suivi 68. Trop peu prise en compte par le syndicalisme, ignorée des conventions collectives, on en a surtout retenu les dimensions de développement local (de durabilité économique locale plutôt). Mais l’économie circulaire, les circuits courts, avec tout l’intérêt très positif qu’ils présentent, se sont surtout préoccupés de renouveler et faire entrer la consommation dans la transition écologique (et un peu sociale), la question sociale et la transformation du travail, la mutation du travail y sont moins priorisées… Dès lors, les besoins de territoire peuvent-ils redonner du sens au travail ? On voit bien, dans les zones désindustrialisées et en ruralités, l’enjeu posé ici. Le développement de tiers lieux mélangeant différentes formes de travail, divers emplois, souvent très ancrés dans leur territoire en est un exemple. Et pas seulement pour occuper des friches immobilières. Des friches de l’activité utile aussi…
Dans un autre champ, la façon dont des maires ruraux – ou en quartiers populaires – inventent de nouveaux sites de médecine et de soins rompt avec une parcellisation du travail médical et renoue avec des besoins de « prise en charge globale ». Le même mouvement existe dans le domaine de l’insertion.
Si l’on parle souvent du temps de travail, on néglige trop le temps DU travail. Pas seulement quand on est au boulot, mais aussi tout ce temps qui nous permet d’y aller et d’en partir, de le préparer et de faire les transitions (vers l’école des petits par exemple). Mobilités qui ne sont pour rien dans la mal-vie des péri-urbains et péri-ruraux, et que le mouvement des gilets jaunes a poussé au-devant de l’actualité. Que justifient les choix de s’installer loin de son travail, d’y consacrer une bonne partie de son salaire, si s’accumulent inconvénients et angoisses ? Ce que peut justifier un travail intéressant dans un emploi décent et « bien payé » s’inscrit dans un paradigme aliénant quand ces conditions ne sont pas remplies.
L’urbanisation, l’évolution des forces productives, les spécificités accrues de bien des sites font l’objet d’accords tacites locaux, mais jamais formalisés. Le chantier du Stade de France dans les années 90 a mis au jour ces réalités ; les centrales nucléaires, les centres commerciaux créent des conditions particulières, propres à chaque site. Ceci ne participe-t-il pas à la qualification du travailleur concerné ? De nouveaux droits devraient reconnaître l’ancrage d’un travailleur, d’un emploi. Il n’y pas que les conditions climatiques qui modifient l’exercice d’emplois au travail identique.
Les sites de travail sont chacun l’épicentre d’un acte, d’un temps Du travail. Pourquoi le salarié – qui n’y a aucune responsabilité – devrait-il assumer seul difficultés d’accès et modalités de circulation interne (cf. la ville interne du campus SFR à la Plaine Saint-Denis ou à Odysséum à Montpellier) ?
Des conventions de site ouvrant à des droits individuels devraient compléter conventions collectives, accords d’entreprise et carrière individuelle.
Les mains du territoire sur le travail et les conditions d’emploi ne peuvent être reconnues et valorisées par des aménagements à la domination capitaliste que le système ne peut plus – ne veut plus – assumer et financer. Là aussi l’eau tiède ne fait pas l’affaire. C’est sans doute dans une mutation profonde qui suscite les conditions et outils d’une réappropriation du travail, individuelle ET collective. En quelque sorte, est posée là la nécessaire auto-organisation de la production, quelle qu’en soit la nature. La « Démocratie » au travail est plus que jamais impérative. Faire société autrement suppose qu’au boulot aussi, la donne change.
Patrick Vassallo
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