Le management territorial contemporain sait-il prendre en compte l’enjeu climatique et environnemental ?
I/ Le burnout exprime un mal être personnel ou pose la question du sens du travail ?
« Nous devons reporter la présentation du diagnostic, notre chef de service nous réunit pour nous informer de son burnout et organiser le travail en son absence » (communauté de communes du sud-ouest, message téléphonique, début des années 2010).
Burnout ? Si le terme est apparu dès le début des années soixante-dix pour évoquer l’épuisement professionnel, il reste peu utilisé puis son usage explose à partir des années 2000. D’ailleurs, alors que le destinataire du message a travaillé de 1984 à 1991 dans un cabinet conseil habilité à étudier l’impact des changements technologiques sur les conditions de travail dans le cadre des lois Auroux , il n’avait jamais été confronté à son usage. La raison principale est probablement que pendant longtemps, le burnout était considéré comme un problème personnel, une fragilité, une pathologie individuelle, sans lien avec le travail, les pratiques managériales, l’organisation ou le sens du travail, c’est-à-dire sa finalité.
Mais devant le caractère massif de la souffrance au travail, il n’est plus possible d’affirmer que les burnouts se limiteraient à des fragilités individuelles qui n’engageraient pas la responsabilité de l’entreprise ou du service, notamment lorsqu’il s’agit de services publics.
Même si toutes les souffrances humines ne se réduisent évidemment pas aux souffrances au travail, même si le cadre hiérarchique, les relations aux collègues et de nombreuses autres causes peuvent impacter le travail, il est certain que la question du sens du travail constitue une cause très importante de souffrance professionnelle .
II/ Perte de sens et multiplication des micro objectifs
Il existe plusieurs façons d’évoquer cette souffrance et la lettre du cadre territorial ouvre régulièrement ses pages à des analyses sur la nécessaire évolution des pratiques managériales. C’est dans cet esprit que se situe ce dossier autour d’une question d’actualité brulante : Les pratiques managériales et les conceptions de la formation des fonctionnaires territoriaux sont-elles efficaces pour répondre aux besoins collectifs et notamment à l’enjeu climatique ?
Pourquoi cette question ? Parce qu’à force de discours sur l’excès de dépense publique et le trop grand nombre de fonctionnaires, une majorité d’entre eux a intégré l’idée qu’ils représentaient d’abord des coûts et non d’abord une utilité sociale. Ils ont aussi très souvent intégré l’idée que la gestion publique est moins efficace que la gestion privée, d’ailleurs présentée comme le modèle de fonctionnement le plus efficace.
Cette rupture culturelle a pris du temps et commence dès les années 1980 avec le modèle nord-américain de management par objectif. Élaboré par Peter Drucker dans les années 1950, il se répand dans les structures publiques dès le début des années 1980. Paradoxalement, ce management repose sur une dissolution, celle de l’objectif. Plus précisément, l’objectif fondamental disparaît au profit d’une succession d’opérations qui sont autant de micro-objectifs que le salarié doit effectuer. À lui ou elle de s’organiser au mieux pour que cette tâche soit effectuée dans les délais. En principe, la hiérarchie n’intervient plus sur la façon de procéder, mais fixe une tâche (un micro objectif) et un délai pour l’atteindre. Ce type de management s’est implanté progressivement dans la fonction publique, selon des formes et des rythmes variables.
Ce changement est lourd de conséquences car il réduit la réflexion des salariés aux moyens, outils et méthodes à mettre en œuvre pour effectuer cette succession de tâches. Ils n’ont plus à réfléchir à l’objectif final (améliorer un service rendu, « faire société », lutter vraiment contre le changement climatique, etc.), mais seulement aux micro-objectifs assignés. On comprend à quel point ce changement est important puisque le fondement du service public est l’intérêt général.
En supprimant cet objectif central et quasi-philosophie au profit de micro-objectifs, ce management supprime le sens du service public, l’essence de l’action publique. Il est devenu très difficile d’introduire de la transversalité dans l’action publique, de penser la question climatique comme nécessitant des moyens, des changements radicaux dans les pratiques, etc.
Dans la plupart des cas, ces renoncements ont de faibles conséquences sociétales lorsqu’on les observe individuellement. Mais leur caractère systémique explique la dissolution des fondements du service public dans l’esprit d’un grand nombre de fonctionnaires. Renoncer s’est fait sans violence, par des normes désincarnant le travail. « On dit souvent qu’il y a démotivation parce qu’il y a perte de confiance. Or, il ne s’agit pas seulement d’une perte de confiance, mais bien d’une perte de croyance, c’est-à-dire de motifs. La démotivation est l’exténuation d’un modèle de la raison qui a été transformée en ratio, c’est-à-dire en calculs, en comptabilité
Le service public limité à ses dépenses salariales et ce nouveau management ont généralisé la perte de sens du travail et créé une crise profonde :
• Peur des conséquences professionnelles d’une éventuelle opposition aux exigences de la hiérarchie ou des élus.
• Positionnement comme simple exécutant des décisions.
• Difficulté à mesurer les conséquences des choix du fait du cloisonnement du travail.
• Désintérêt pour son travail du fait de cette perte de sens et soumission à des normes que l’on sait inadaptées.
• Épuisement, renoncement, éléments de langage vides de contenu, mais qu’il faut absolument intégrer dans les documents et interventions.
• Individualisation du travail et de l’évaluation qui empêche de mettre en évidence les enjeux communs avec d’autres collègues.
• Incapacité à mettre en œuvre des actions locales concrètes pour lutter contre le changement climatique, etc.
III/ La stratégie du coucou
Sans que cela soit théorisé aussi clairement dans la plupart des cas, ce management a trouvé sa place dans le service public comme un coucou qui installe discrètement ses œufs dans un nid qui n’est pas le sien. Christophe Dejours estime que la majorité des gens a été enrôlée au service d’un système dont elle désapprouve les méthodes et que cela est obtenu sans l’usage de la force . Dans cette conception du travail, il n’existe plus de collectif professionnel et de projets communs. Chacun est face à ses propres responsabilités et objectifs particuliers, il ne doit compter que sur lui-seul pour réaliser l’ensemble des tâches et micro-objectifs qui lui sont donnés, sans s’interroger sur le sens et l’efficacité de ses actions mais en nourrissant sans relâche une multitude de tableaux Excel qui réduisent le travail à une successions d’actes indépendants les uns des autres, sans cohérence et uniquement quantitatifs : L’efficacité et le sens du travail se réduisent au temps consacré à chaque tâche, la qualité de ce travail n’a plus d’importance.
Mais ce cloisonnement est de plus en plus inefficace et même dangereux dans un monde qui devient de plus en plus complexe et difficile à prévoir, particulièrement en matière climatique. Ce qui est vrai dans le secteur marchand l’est encore plus dans le secteur public, historiquement structuré autour de la question du sens et de l’utilité collective. Or, ce sens ne peut pas se mesurer de la même façon dans une entreprise privée et un service public :
• L’entreprise est efficace si le produit de ses ventes dépasse le coût de ses achats. Elle dégage alors du profit, indicateur simple à comprendre et qui se réduit à une mesure monétaire, strictement interne à l’entreprise.
• Un service public ne peut mesurer son efficacité de cette façon. D’une part, il ne fonctionne pas sur un calcul coûts/recettes, d’autre part l’efficacité ne résulte pas d’un service particulier mais de leur combinaison : éducation, santé, justice, sécurité, sociabilité, etc. Enfin, une part déterminante de son efficacité ne peut pas se mesurer en termes monétaires.
L’évaluation de l’action publique est par conséquent infiniment plus complexe que la mesure d’efficacité des entreprises. Elle ne peut se limiter à quelques chiffres globaux et hors contexte qui ne prennent pas en compte les effets complexes du travail effectué. En l’espèce, reprendre les indicateurs issus du monde de l’entreprise épuise littéralement le sens du travail et de l’action publique. Elle le vide de sa substance et cet appauvrissement détruit de fait tout logique spécifique de l’action publique. On pourrait résumer la question ainsi : L’évaluation formelle naît du développement du management par objectif qui quantifie les micro-objectifs atteints (en temps de travail ou en argent). A l’opposé, le besoin de penser de façon transversale naît de la complexité du monde. Aujourd’hui, ce qui domine est la simplification, la schématisation, les indicateurs individuels quantitatifs simplistes et l’obéissance à des normes abstraites, ce qui produit une incapacité collective à penser la complexité :
• Certains y croient vraiment et appliquent scrupuleusement les consignes.
• D’autres n’y croient pas ou plus, ils ne sont ni croyants ni pratiquants et sont parfois marginalisés et en souffrance physique ou psychique.
• D’autres encore y croient un peu ou sont indifférents et appliquent les consignes avec plus ou moins d’enthousiasme.
• Certains voient les choses autrement, notamment depuis le coronavirus et veulent une autre vie pour eux-mêmes et leurs enfants, etc.
Mais tous ensemble, ils ne forment plus un collectif de travail, mais un ensemble d’individus qui cohabitent en ayant chacun des objectifs individuels différents. Or, il faut au contraire penser collectivement le travail, le monde du travail et le monde lui-même. Les projets sont-ils élaborés avec une participation active des équipes ou imposés d’en haut ? Des alternatives ont-elles été discutées ? Les réflexions prospectives envisagent-elles des scénarios catastrophes ? Comment les projets se confrontent-ils aux coûts qu’ils représentent ? Comment les enjeux environnementaux sont-ils pris en compte ? Les remontées de terrain qui limitent les risques d’erreurs sont-elles possibles ? Etc. « Les gens qui formulent des ratios sont les experts du contrôle de gestion, et mettent en œuvre une conception de la raison comme ratio qui, unilatérale, sans être équilibrée par d’autres motifs que le seul calcul de la rentabilité, c’est-à-dire de performance, conduit à la destruction de la raison comme motif. La raison n’est pas le ratio. La raison est la motivation, c’est ce qui met en mouvement ».
Christophe Dejours indique quant à lui. « La majorité des gens peut être enrôlée au service d’un système dont pourtant elle désapprouve les méthodes. Mon étude montre, c’est ce qui est le plus frappant, que la mobilisation peut être obtenue sans usage de la force ». Il s’interroge sur les « Ressorts subjectifs de la domination : pourquoi les uns consentent-ils à subir la souffrance, cependant que d’autres consentent à infliger cette souffrance aux premiers ? ». De son côté, Jean-Léon Beauvoir évoque « L’apprentissage de l’obéissance » et décrit ses conséquences ultimes en rappelant ce qu’est l’état agentique : « Un état dans lequel nous sommes lorsque, soumis à une autorité, nous agissons en conformité aux exigences ou attentes de cette autorité, sans que soient mobilisées d’autres valeurs que celles qu’impose la situation de subordination ».
IV/ Peut-on à la fois réduire le travail à une succession de taches sans lien entre elles et penser la complexité du monde ?
Ce qui est vrai dans le secteur marchand l’est encore plus dans le secteur public, historiquement structuré autour de la question du sens et de l’utilité collective. Dans la conception du travail qui s’est imposée, il n’existe plus de collectif, chaque individu est face à ses responsabilités, à ses objectifs particuliers et il ne doit compter que sur lui-même. Le travail, le bien être ou le mal être se résume ainsi à une force ou une faiblesse individuelle. La société n’existe pas, il n’existe que des individus. Et cela vaut pour les entreprises privées comme pour le service public. De fait, les points communs entre management public et privé sont de plus en plus nombreux, ce qui aggrave la perte de sens.
1. Le rôle des fonctionnaires comme conseils disparaît . Le rapport des exécutifs et de la hiérarchie aux fonctionnaires s’est dégradé au fil du temps. De plus en plus, il est demandé une obéissance stricte aux élus et aux cadres dirigeants, ce qui interdit toute forme d’échange entre le « haut » et le « bas ». Le « haut » sait, le « bas » exécute.
2. La notion de métier disparait. Au nom de l’adaptation permanente, les fonctionnaires voient leur champ d’interventions varier au grès des remplacements ou coupes budgétaires mais sans fil conducteur ni formations adaptées . Avec la remise en cause du métier et l’injonction à une polyvalence qui n’est souvent qu’un moyen de pallier le manque d’effectif, l’expérience et le savoir professionnel sont contestées. Le temps nécessaire pour gagner en efficacité, tout ce qui fait « le métier » est nié. La polyvalence forcée remet également en cause la notion d’expertise et limite le temps disponible pour l’acquisition de nouveaux savoirs.
3. L’évaluation formelle se généralise. Le plus souvent, elle ne prend pas en compte le contexte (que se passe-t-il en amont de mon travail ? Faut-il pallier régulièrement des absences ? Les équipements nécessaires sont-ils opérationnels ? Quelle est la forme du travail rendu en aval ? Comment est mesurée sa qualité, son efficacité individuelle et collective pour les clients ou usagers ?).
Evaluer est nécessaire mais cela ne peut se limiter à des aspects quantitatifs, appliquer la consigne de réduction des lignes budgétaires, respecter les codes de langage, mettre en œuvre les projets en l’état, sans interroger leur efficacité ni leur impact environnemental réel, etc.
Cette prépondérance du quantitatif et du court terme favorise la reproduction de pratiques stéréotypées et une logique de fil de l’eau habillée de volontarisme. La capacité à penser de façon transversale n’a pas sa place dans ce schéma organisationnel et managérial. Cette conception du travail basée sur le court terme, l’obéissance, le quantitatif, le cloisonnement interdit de penser la complexité. Or, penser de façon transversale permet de situer le travail dans sa dimension systémique, c’est-à-dire d’anticiper. La réduction du travail à une normalisation formelle produit l’incapacité collective à penser l’avenir.
Face au cumul des menaces, nous avons besoin d’intelligence collective. Il faut faire « disrupter » le management public et la conception de la formation de ses agents pour le rendre capable d’agit efficacement, notamment contre le changement climatique. Pour que le management public devienne efficace pour limiter le changement climatique, il faut une critique sans ménagement de ce management vertical, souvent très autoritaire et qui empêche de fait l’action transversale.
Philippe Niko,noff
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