Comme il fallait le craindre avec Jean Marie Le Pen même sa mort aura été une ultime provocation. Alors qu’il était l’une des cibles préférées de Charlie Hebdo, sa disparition le 7 janvier a relégué au second plan les hommages à l’occasion du 10e anniversaire des attentats terroristes islamistes dont les collaborateurs du journal ont été les victimes. Ces commémorations auraient pu être l’occasion de recueillement et de méditations sur la liberté d’expression, l’antisémitisme, notre vivre ensemble, sur ce qui nous fonde comme nation, mais le jour du décès du vieux leader d’extrême droite nous avons d’abord célébré la régression de la réflexion humaniste et morale de la sphère politico-médiatique en France, après une décennie d’attentats terroristes islamistes en France.
Jean Marie Le Pen aura été l’homme politique des IVe et Ve Républiques le plus condamné pour propos et injures à caractère raciste et antisémite, pour négationnisme et en diffamation. Il avait à son palmarès 26 condamnations pénales. Il pratiquait la violence physique et verbale, ses interventions publiques infusaient en permanence sa misogynie, son homophobie et son suprématisme blanc. Officier de renseignement, il a largement torturé pendant la guerre d’Algérie. Cet homme était un grand délinquant qui faisait de la politique, avant d’être un adversaire politique ou un combattant, comme l’a qualifié de manière indécente François Bayrou. Jean Marie Le Pen était surtout un ennemi de la République.
Sans surprise les médias d’extrême droite, depuis les réseaux sociaux et les publications de la fachosphère, jusqu’aux chaînes télé du groupe Bolloré, ont rendu hommage à ce personnage en le qualifiant de menhir ou de géant de la politique, C News allant jusqu’à en faire un lanceur d’alerte précoce sur le tsunami migratoire qui menacerait nos valeurs françaises. Jean Marie Le Pen aura réussi en soixante-dix années de carrière politique à mettre au cœur du débat public en France sa haine de l’autre qui n’était pas suffisamment Français à ses yeux, au choix : le Juif, l’Arabe, le Musulman, des catégories qu’il essentialisait, sans compter les « sidaïques » comme il dénommait les malades du sida, les métèques, les homosexuels, les gauchistes, la gauche en général, les élites, les wokistes, les islamo-gauchistes, les assistés. L’inventaire est long, hélas il est de plus en plus en décalque avec les nouvelles listes de proscrits brandies par les partis de droite et les épigones du Printemps Républicain.
De leur côté les médias situés à gauche ont fait leur travail d’information avec des analyses sur l’idéologie du personnage, des titres et des unes percutantes comme celle de l’Humanité présentant sur fond noir le poignard des jeunesses hitlériennes que Jean Marie Le Pen s’était fait faire avec son nom gravé, gardé par le fils d’une victime algéroise assassinée après avoir été torturée par le lieutenant Le Pen, avec en sous-titre « La haine était son métier » ou encore Libération qui montre la photo en noir et blanc d’un Le Pen rigolard empoignant ses deux dobermans et le titre « Maréchal le voilà ». Ces unes, mieux qu’un éditorial, rappellent la généalogie morale et politique de l’homme : le nazisme, la collaboration et la torture en Algérie.
Mais ce dernier traitement éditorial est minoritaire devant un marais éditorial qui émarge auprès des puissances économiques propriétaires des médias mainstream. Signe des temps très inquiétant, la presse de droite, les matinales et les 20 heures des journaux d’information en continu, à des degrés divers, ont lissé les portraits du patriarche de l’extrême droite, faisant de Jean Marie Le Pen au pire un provocateur, l’homme de dérapages, certes, mais aussi de conviction, une figure majeure et contestée de la politique, tout en gommant son passé de tortionnaire et son antisémitisme. On a vu des chroniqueurs demander sérieusement si Jean Marie Le Pen était d’extrême droite. Tout cela a donné le spectacle d’une incroyable tartufferie de la part d’une cohorte d’éditorialistes qui, loupe et Bic rouge à la main, tentent de débusquer en permanence la moindre trace d’antisémitisme quand il s’agit de la France Insoumise qu’ils veulent sortir de la République en y faisant entrer le Rassemblement National.
C’est d’abord ce traitement médiatique amnésique que Marine Le Pen reçoit en héritage de son père. Il vient couronner sa stratégie de normalisation de son parti, elle a maintenant atteint ses objectifs d’être considéré comme un parti républicain. L’affichage pro israélien du Rassemblement National depuis le 7 octobre 2023 tient lieu de viatique républicain du parti de Marine Le Pen. Tout est fait pour nous faire croire que le RN aurait fait sa mue républicaine et démocratique et que l’héritage du vieux facho se résumerait aujourd’hui dans un national populisme nécessaire. La généalogie fasciste du Front National serait un simple fait d’histoire mais n’infuserait plus dans l’idéologie du parti de Marine Le Pen. Qui peut croire cette fable quand on connait le parcours de Jean Marie Le Pen qui aura réussi à fédérer toutes les vieilles mouvances d’extrême droite française autour de son parti ? Il revendiquait ses origines bretonnes, fils d’un marin pêcheur mort après l’explosion d’une mine ramenée dans ses filets. L’étal de ses hantises identitaires qu’il chalutait en raclant les bas-fonds de ses obsessions réactionnaires, est fourni. L’antisémitisme et l’anti-gaullisme étaient ses produits d’appel sur la criée politique. Il offrait des minorités négatives à la découpe au chaland électeur qui y voyait les boucs émissaires de ses propres difficultés et insuffisances. Marine Le Pen a repris la petite boutique en changeant ses ressentiments : hier le Juif aujourd’hui l’Arabo-musulman, hier le gaullisme, aujourd’hui le Nouveau Front Populaire qui en juin a réussi à déchirer le vaste coup de filet électoral qu’elle s’apprêtait à réaliser aux dernières élections législatives. Les mailles de sa nasse sont pourtant solides, en bonne mareyeuse politique elle a réussi à vendre l’idée que les immigrés, les étrangers en général, étaient responsables des dégâts sociaux des politiques libérales menées depuis le « tournant de la rigueur » de 1983, date qui a vu le début de l’ancrage électoral du Front National. Des travaux de journalistes ont montré comment les députés du RN, leurs assistants parlementaires, les cabinets politiques du parti, ses cellules de communication étaient truffés de néo-fachos qui n’attendent que la victoire électorale de leur leader pour déverser leur haine dans le pays. Ce n’est pas en allant négocier le bout de gras sur la dernière réforme des retraites contre la non censure du gouvernement Bayrou que les partis de gauche endigueront les périls démocratiques et humanistes qui se profilent clairement sur notre horizon politique.
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