On pourrait croire que nos filles sont préparées. Le féminisme, ça ne date pas d’hier, tout-de-même. On le rabâche, que le patriarcat nous limite, nous emprisonne, nous aliène. On les pointe du doigt, les charges mentales, les comportements inacceptables, la violence physique et morale. On remet en cause ce qui nous a façonnées, le rose, les couettes, la danse, les contes de fées. La littérature n’a jamais autant réécrit les grands mythes, les épopées dîtes « fondatrices » dans les programmes scolaires. Pénélope cesse d’attendre sagement, Circé échappe à son destin. Enfin, me direz-vous, on peut donc être optimistes ? Envisager la reprogrammation des attentes, l’égalité des salaires, des parcours et des chances !
C’est là que blesse le bas. Car nous, femmes – même les plus féministes – sommes collectivement prisonnières de notre relation paradoxale avec un patriarcat pervers narcissique. Il paraît que quand on a toujours vu ses parents se déchirer, même si on est conscient du problème, on a tendance à reproduire le schéma. Et ne nous voilons pas la face, à force d’avoir l’impression de marcher en béquilles dans un champ en friche, il est rassurant de rejoindre le chemin que des siècles de domination patriarcale ont tracé.
Une des grandes modes littéraires chez les jeunes filles actuellement, c’est la Romance. Des romans qui explorent les relations amoureuses. Parfois, c’est gentillet. Souvent, on y trouve des scènes sexuelles explicites. « Une façon, me dit ma libraire, de s’initier à la sexualité sans voir de films X, plus en vogue chez les garçons. Certaines collections sont vraiment bien faites : on y aborde des sujets variés sur les questions de genre, mais aussi de découverte de soi ». Le problème, ajoute-t-elle, c’est que ces collections ont été censurées. M. Darmanin, outré qu’on parle de sexe à nos jeunes (!!), a fait interdire aux moins de 18 ans les collections spécifiquement travaillées avec des auteurs, des éditeurs, des pédopsychiatres.
En revanche, rien ne leur interdit de piocher dans les livres pour adultes, et en particulier dans ce qu’on nomme la « Dark Romance » qui a le goût de l’interdit. Chez BMR, par exemple, maison d’édition du « classique » du genre : Captive, de Sarah Rivens. Une éditrice, des autrices (pas d’hommes, les filles, on est entre nous… la sororité présuppose une forme de sécurité… et les autrices se revendiquent souvent féministes). Notons que BMR est une filiale d’Hachette. Et que M. Bolloré n’est pas forcément réputé pour ses idées progressistes. Au programme, des relations toxiques, présentées comme désirables, sexy, et… libératrices. Hyper populaire auprès des fillettes dès 13 ans, Captive aurait « séduit » plus de 10 millions de lectrices : séquestration, jeux de pouvoir, le héros va séduire sa captive qui se sent « en sécurité » avec lui. Et qu’importe qu’il lui ait écrasé la main sur une plaque chauffante ou qu’il l’ait enfermée dans une cave. Il la « protège » parce qu’elle lui appartient. Elle lui pardonne parce qu’il a souffert… Et voilà notre schéma toxique bien ancré dans les jeunes têtes.
Si on y réfléchit bien, chaque petit pas en avant se retourne contre nous. Surtout quand il s’agit de la libération du désir féminin.
Les femmes prônent la liberté sexuelle et brûlent leurs soutifs ? Action, réaction : sept ans plus tard le premier défilé de lingerie – organisé par une créatrice. Erotisation du corps – le soutien-gorge gagne en popularité, mais se fait art -dont le capitalisme s’empare.
Les femmes refusent d’être limitées à leur rôle de mères ? Barbie, créée par une femme, remplace le baigneur et le capitalisme nous vend un corps sexualisé auquel s’identifier. L’image de Barbie agace ? Il suffit de surfer sur la vague et d’en créer une version pseudo-féministe au cinéma, film porté par une réalisatrice. On reprend tous les « mèmes » caricaturaux qui traînent sur internet… et on remet en vente toutes les versions historiques.
Les femmes revendiquent la liberté de parler de sexe ? Vendons une littérature qui fait l’apologie des amours toxiques, sous couvert de féminisme.
C’est simple : le féminisme dénonce. Le capitalisme rebondit, utilise des femmes – pour se protéger de toute accusation de sexisme (« je ne suis pas raciste, mon chien est noir ») –se fait des couilles en or et renforce les schémas patriarcaux. Et que retombe notre rocher de Sisyphe.
Réécrire les mythes, c’est bien. Mais c’est encore considérer le mythe comme fondateur. Il nous faut une autre littérature. Réécrire notre société, c’est indispensable. Mais comment déprogrammer nos schémas patriarcaux, qui font depuis des siècles de nous des « objets » de désir qui achètent et se vendent, et nous ramènent sans cesse au bas de la montagne, sur leur terrain. Comment réussir à imaginer d’autres voies, qui nous fassent, enfin, basculer notre rocher sur le versant promis à chaque nouvel effort ?
Alexandra Pichardie
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