Lire un quotidien gratuit, c’est gratuit. Caresser des yeux les fesses impeccables des belles publiciteuses qui scandent nos promenades sur l’espace public, c’est gratuit. Traverser un hypermarché et y remplir son caddie, c’est faire moisson de « produits gratuits en plus ». Le marché capitaliste serait-il en train de réussir son OPA paradoxale sur les mots « gratuit » et « gratuité ». Ce n’est pas le moindre symptôme de l’effondrement du sens provoqué par la privatisation du langage, effondrement dont l’image emblématique est peut-être la publicité des magasins Leclerc qui efface ce qui pour nous est « sans prix » en proclamant : « Tout ce qui compte pour vous se trouve à prix Leclerc ».
L’asticot du pêcheur est gratuit pour les tanches
Quand le pêcheur jette sa ligne dans l’étang, il ne demande pas au poisson qu’il appâte de financer l’asticot. L’asticot est gratuit pour les tanches. Les émissions enfantines du mercredi, les journaux gratuits, l’espace public colonisé par la pub ou encore le feu d’artifice des macarons jaune fluo constellant d’invocations à la gratuité les rayons d’hypermarchés sont des opérations commerciales. Comme dans toute opération commerciale, un fournisseur et un client se marchandent un produit qui doit passer de l’un à l’autre. Le client, baptisé annonceur, est le plus souvent une firme industrielle ou commerciale. Le fournisseur est une société de service dont le savoir-faire consiste à conditionner les cerveaux. Le produit, c’est du conditionnement de cerveau. Résultat : la tanche, c’est-à-dire nous, se croit la cliente d’un asticot gratuit. « Bonne affaire, l’asticot !» pense la tanche. Elle se fait prendre. Elle se laisse prendre. Elle se donne. Elle donne même ses enfants. La tanche, c’est nous.
Pensons une minute à nos enfants. À quelle responsabilité critique oserons-nous les convier, nous les adultes qui avons par des lois démocratiques inscrites au journal officiel accepté que leurs principales sources d’information et de loisirs soient désormais des leurres tendus par les annonceurs publicitaires ? Quand nous en avons les moyens, nous leur achetons de guerre lasse les baskets porte-logo qui les font entrer dans la société de ceux qui comptent. Et contre les enfants des quartiers pauvres qui seraient saisis par la même tentation sans en avoir les moyens, nous envisageons tranquillement la policiarisation des écoles.
Vérité ou mensonge ? Où est le problème ?
Soumises à l’imaginaire marchand, nos phrases s’enfoncent dans les sables mouvants. La parole s’effondre. Les beaux noms de la rencontre – message, image, annonce, communication – perdent leur charme et prennent l’amère saveur de stupéfiants qui nous enchaînent. Il y a du bruit partout et pourtant nous sommes seuls. Mêmes les mots « gratuit » ou « gratuité », emportés par la tourmente, semblent n’être plus opposables à la privatisation du langage. Les voilà traversés par le doute et la dérision que pose sur tout la profanation marchande. Ils marchent désormais plombés et beaucoup de leurs usagers naturels s’en détournent.
Sans résistance pensée, organisée, mise en œuvre, comment sortir de cette glue ?
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Tigiya vs propriété ?
Propriétaire. Propriété. Ces termes ont transporté jusque dans nos temps post-modernes la brutalité du droit de l’appropriation tel que le brutal empire romain l’a consacré. Je puis user, abuser et tirer profit de ce qui m’appartient, mes chaussures, mon champ, ma récolte, mes esclaves. Usus, abusus et fructus. La propriété à la romaine est une des colonnes vertébrales du capitalisme, de l’aventure impériale de l’Occident, de leurs gloires comme de leurs ravages. Notion « universelle » ?
Loin de là. Dans les langues du Manden (Afrique de l’Ouest), il n’existe pas de terme superposable au mot français « propriété ». Le mot bamanan (bambara) le plus employé pour désigner la façon dont nous « possédons » est tigiya, qui signifie « responsabilité ». Propriété d’usage : des biens qui appartiennent au même univers que moi me sont confiés ; j’en ai l’usage et la responsabilité ; usus, oui ; abusus et fructus, non !
Une civilisation plurimillénaire s’est ainsi construite sans « le droit sacré de la propriété ». Des injonctions accompagnées de dures sanctions ordonnent aux peuples nés de cette civilisation de se conformer à « l’ordre constitutionnel normal », celui de l’empire confondu avec « la » démocratie. Des peuples s’y refusent en brandissant des panneaux proclamant « France dégage ». On y réfléchit ?
JLSD
Pour en savoir plus sur ce sujet : https://jlsagotduvauroux.wordpress.com/2017/11/12/tigiya-vs-propriete-feconde-empoignade-entre-les-langues-francaise-et-bamanan1/
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