La Gauche sociale, politique et intellectuelle dans son ensemble a été très attentive aux mutations du capital. De nombreux travaux ont été menés depuis quarante ans. Cette intelligence collective nous a mis à jour sur les processus économiques, voire socio-économiques. Mais nous avons continué à penser la politique et l’État comme un sous-produit de l’infrastructure et fait, sauf exception, l’impasse sur la subjectivité politique des acteurs de cette mutation : la multitude et le capital.
La multitude a exprimé de nouvelles exigences avec d’autant plus de force et de violence (par les émeutes et les soulèvements), qu’elles n’étaient pas prises en compte par la gauche sociale et politique traditionnelle. Or ces exigences, que j’appelle dans mon livre les six pulsations du siècle, dessinent les grands traits du commun qui peut nous rassembler contre le capital.
Du côté du capital, nous avons sous-estimé et continué de le faire, la mutation radicale de la stratégie étatique du néolibéralisme autoritaire : la liquidation de l’État social et de la démocratie, le chaos social, le gouvernement par la guerre. Or nous ne sommes pas loin de la phase terminale.
Qu’on ne s’y trompe pas : l’exigence de commun qui s’exprime de façon plus ou moins explosive ne vient pas de nulle part. Elle s’est construite de façon agrégative dans cette « myriade de résistances » et de vie partagée « malgré tout » qui nourrissent la culture populaire comme l’expérience usinière a pu nourrir la culture ouvrière. En France, le caractère national du soulèvement des Gilets jaunes comme des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, bien plus étendues et massives qu’en 2005, ne s’explique pas autrement. Dans ces situations, le « pays réel » surgit avec brutalité et surprend la bulle politico-médiatique qui travaille quotidiennement à l’ignorer. Si « l’émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas » (Martin Luther King), c’est que ces derniers et dernières ont quelque chose à dire. Le travail politique proprement dit consiste à mettre des mots sur ce que disent les corps. C’est ce qu’ont fait les places occupées pendant et après le printemps arabe, ce qu’ont fait les Gilets jaunes sur les ronds-points et dans les assemblées des assemblées. C’est ce qui nous a manqué en 2023.
L’héritage cuisant du XX° siècle nous a fait collectivement contourner la question de l’État et singulièrement de l’État national. Quand nous ne l’avons pas délibérément ignorée comme avec l’altermondialisme. Toute pensée réellement stratégique a été délaissée. Nous avons laissé se faire la mutation étatique du néolibéralisme autoritaire qui nous conduit aujourd’hui au bord de l’abime.
Nous l’avons laissé s’attaquer aux bases même de la démocratie sociale. Alors que le capitalisme usinier permettait la constitution d’une culture ouvrière de solidarité, une culture de classe, le néolibéralisme a compris qu’il fallait détruire tout espace de subjectivité du commun qui lui ferait obstacle : le collectif de travail, les droits solidaires, les compétences professionnelles partagées. Dans le chaos et les ressentiments qu’il génère, nous avons laissé la question de la reconstitution du peuple à l’extrême droite.
Dans ces conditions, la question stratégique aujourd’hui est celle de la constitution du Demos pour l’instauration d’une « démocratie du commun » (Toni Negri), celle du « devenir peuple » par lui-même, a contrario de la démarche populiste qui veut construire un peuple par le haut dans l’antagonisme. Il est urgent d’agréger de façon démocratique toutes les expériences populaires de résistances et de construction du commun, de les faire se parler pour élaborer ensemble. Urgent de porter une figure révolutionnaire de la Nation. Les partis ne sont plus en mesure de le faire. Il nous faut les contraindre. Sinon nous n’éviterons pas le pire.
Alain Bertho
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