Le territoire n’est pas une donnée naturelle mais une longue matérialisation géographique particulière de la singularité socio-historiques constitutives des communautés et sociétés, des écosystèmes faites d’interrelations constantes, évolutives, et en transformation accéléré.
L’homme fait monde en se faisant, et se fait lui-même en faisant monde. Il compense sa fragilité biologique originelle en tant qu’espèce exo-somatique par un recours systématique à des outils toujours plus élaborés, et une dépendance à ses propres prothèses et à un monde d’artefacts massifs. Depuis sa sédentarisation, et le tri des plantes et animaux à domestiquer, il n’a cessé de se protéger et perpétuer par des impacts croissants sur son environnement. L’Anthropocène a une longue histoire. Et à moins de considérer le genre humain comme un parasite à éradiquer, il constitue notre horizon durable. L’invention des sociétés complexes s’est accompagné des logiques de domination entre humains et sur la nature. Dans une petite partie du monde, l’hubris de génie et d’apprenti sorcier, l’obsession de la puissance et de l’argent ont supplanté son adaptabilité par une volonté de maîtrise puis d’arrachement et de prédation. Les noces du capitalisme (marchandisation, profits, productivisme, consumérisme) et de la révolution industrielle extractive et carbonée viennent de loin. Imposées par des minorités puissantes, adoptées partout, elles ont contaminé durablement les schèmes de civilisation, de liberté et d’égalité.
C’est du Capitalocène qu’il faut sortir, des ruptures systémiques induites par le capitalisme, ceux qui l’ont singé hier (le soviétisme) et le font encore (la Chine), et de notre préhistoire faite des violences aux autres humains et à la nature. La vulnérabilité des humains, des vivants et de la planète impose une alternative vitale, souhaitable, désirable, soutenable. Le territoire n’est pas un réceptacle spatial à remplir, mais l’un de nos fondements coexistentiels qui nous constitue comme cohabitants du monde. Il institue notre responsabilité collective inouïe, en tant que vivants capables de l’intercompréhension intelligible du monde et des impacts les plus (dé)structurants, à repenser le territoire pour mieux le panser, inaugurer l’ère d’une nouvelle alliance entre les humains, leurs artefacts, tous les vivants et la nature, le Symbiocène :
1/défricher les voies d’une coévolution symbiotique et synergique des sociétés et territoires et de leur codéveloppement métabolique et solidaire à toutes les échelles ;
2/considérer le territoire comme un bien commun, un socle du vivant avant d’être support de fonctions, et dont nous ne sommes pas les possédants mais les héritiers et dépositaires devant prendre soin de sa part mémorielle, conforter ses singularités en répondant aux aspirations et urgences sociales et aux impératifs climatiques, le réparer, ménager et transmettre en meilleur état pour garder grandes ouvertes ses vertus écologiques et capacités d’émancipation humaine ;
3/ initier des fabriques régénératives : sobriété, adaptabilité, évolutivité, mutabilité et réversibilité ;
4/instituer le “faire-territoire” comme un droit inaliénable, faisant de tous les humains des transform-acteurs maîtrisant son devenir (finalités et modalités), facteurs d’un agir territorial traduisant et induisant une intelligence collective, et vecteurs d’un sens partagé des milieux de vie refondant nos imaginaires.
Substituer des dynamiques mêlées d’autonomies et coopérations fertiles à celles de concurrence destructrice et d’accaparement capitalistes c’est changer radicalement nos rapports sociaux de territorialité (modes de vie, d’activité, d’habiter, de déplacement, de relation, d’organisation, de gestion, de décision, de gouvernement).
Makan Rafatdjou
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