Le territoire c’est la matérialisation géographique, à des rythmes et sous des formes variées, de l’évolution générale de l’humanité faisant monde, et de l’histoire singulière des sociétés et civilisations, dans des configurations sociales et spatiales produites. C’est la plus haute et œuvre physique et mentale humaine, un mixte de matières inertes indispensables à la vie (l’air, l’eau et la terre), des biotopes de l’ensemble des vivants non-humains (faunes et flores), et de l’habiter des humains par l’ensemble de leurs artefacts de plus en plus élaborés, dont les impacts caractérisent l’Anthropocène.
Les interrelations entre individus et sociétés, et sphères intimes et publiques, les divisions sociales du travail, et les conflictualités de classes constituent nos rapports sociaux d’habiter. La fabrique des territoires traduit la volonté des pouvoirs politiques et des agents économiques dominants, avec un recours accentué à une expertise toujours plus savante et complexe. La toute puissance de cette rationalité autoritaire et bureaucratique, instrumentale et technocratique a induit des modes de gouvernement, d’organisation, de gestion, de structuration et d’aménagement des territoires dont la maîtrise et le sens échappent de plus en plus aux citoyens, habitants. Elle privilégie des modes de vie, d’activité, d’habiter, de déplacement, de production et de consommation désastreuses. A l’heure des impératifs climatiques et des urgences sociales l’agir territorial condense des enjeux anthropologiques et écologiques, sociétaux et politiques, éthiques et techniques colossaux. Toute transformation écologiquement vertueuse et socialement émancipatrice suppose une nouvelle alliance entre les humains et leurs artefacts avec la part naturelle des territoires dans leur concrétude.
Parmi toutes les dimensions naturelles, l’eau, source de l’apparition du vivant, est surdéterminante. Sa présence ou absence, sa profusion ou sa rareté conditionne le degré, la richesse et la pérennité des écosystèmes, et l’ensemble des productions nécessaires aux sociétés. Si elle représente de 70% de la surface de la planète bleue, l’eau douce représente 2,5% du volume d’eau sur terre, dont 1% sous forme liquide, très inégalement répartie dans le monde. L’Europe est le continent le mieux pourvu dans sa globalité disposant d’une variété de paysages et une fertilité exceptionnelle pour sa superficie. Depuis la révolution industrielle, l’urbanisation galopante et l’artificialisation massive qu’elle a initiée, il est aussi le continent où les ressources en eau ont été le plus intensément exploitées et le plus lourdement polluées. Ainsi que le continent le plus durement impacté par des interventions techniques dont l’illusion de la toute puissance a fini par déconnecter les villes du territoire par des aménagements sans ménagement.
Les premières conditions territoriales sont sa géologie qui détermine la nature et la fertilité des sols et la constitution des nappes souterraines, et sa topographie qui crée le ruissellement et les bassins versants qui constituent les cours d’eau. Les 2/3 des départements français portent le nom d’un cours d’eau, rivière ou fleuve, qui tout le long de leurs parcours ont été sources de biotopes singulières, de manières de faire et manières de vivre locales fondant la très riche diversité du territoire français. Ils constituent les veines du territoire de la République qui est le patrimoine commun de la Nation (1er alinéa du Code de l’urbanisme), et plus généralement les veines de la Terre comme patrimoine commun de l’humanité, dont nous n’en sommes que les dépositaires avec l’obligation de le transmettre en meilleur état aux générations à venir. Par le passé ils ont constitué des facteurs génériques de mise en relations des humains, rendant de fait les territoires à la fois interactifs et interdépendants. Ils peuvent constituer d’ores et déjà des vecteurs hors du commun d’une coévolution écologique des territoires, et d’un co-développement solidaire par une maîtrise démocratique et des coopérations multiformes inédites, sources d’une intelligence collective et d’un agir en commun territorial pour un bien être partagé et un bien vivre ensemble.
Malmenées par nos dispositifs techniques et menacées par la surconsommation et le gaspillage et par le réchauffement climatique, les ressources en eau douce, leurs modes d’entretien, de réparations, de préservations et de renouvellement peuvent être aussi sources de formations qualifiantes, d’emplois non-délocalisables et d’activités inédites. Elles peuvent constituer des éléments exceptionnels invitant à conjuguer le « penser global / agir local » soucieux de biens communs sources de vie, et le « penser local / agir global » garant de leurs singularités et spécificités intrinsèques, conditions de bio-diversités et socio-diversités durablement réconciliées.
Makan Rafatdjou
A lire également
Quid de l’organisation révolutionnaire ?
Le conflit pour faire démocratie
Rennes, une citoyenne à la mairie