Dans son dernier livre, “Une histoire du travail de la préhistoire au XXI° siècle” (Editions critiques, 10/2022), Paul COCKSHOTT, informaticien écossais se réclamant du « matérialisme marxiste », résume ainsi sa pensée évolutionniste : “ la technique et la population contraignent tout le reste“. Envisageant ainsi la succession historique des “modes de production” à l’aune de leur “technique sous-jacente” et de leur “démographie“, il en conclut qu’un “solde naturel négatif” et la “fin des industries carbonées” annoncent aussi celle du capitalisme occidental. Original par sa réhabilitation des performances de l’économie soviétique, il attribue l’échec relatif de la “planification socialiste” face à la “main invisible du marché” – du point de vue de l’allocation optimale des ressources –, au refus de confier cette planification à une intelligence artificielle disposant d’une puissance de calcul suffisante.
C’est donc ainsi qu’il envisage un éventuel communisme post-carbone : la planification assistée par l’intelligence artificielle.
La théorie, argumentée et cohérente, pourrait être convaincante … Pour quiconque n’a jamais dépendu d’un algorithme pour sa subsistance quotidienne, comme cela est le cas, en France, pour l’ensemble des allocataires des minima sociaux et des retraité-e-s.
Je n’ai aucune idée de la quantité de travail qu’exige d’un programmeur un algorithme comme celui qui gère le RSA et la Prime d’Activité, ni des possibilités ultérieures de modifier un tel programme, par exemple pour le conformer, si de besoin, à cette autre source du Droit qu’est la jurisprudence … Mais l’expérience que j’en ai eue lorsque, ayant divorcé après avoir été “père au foyer” durant 15 ans et que ma relative autonomie dépendait du RSA, m’amène à penser que cette quantité est bien loin d’être négligeable et que la décision de la mettre en œuvre ne se prend pas à la légère : il s’agit d’une décision politique à part entière ; celles et ceux qui s’imaginent de bonne foi que “l’administration des choses” pourrait avantageusement se substituer au “gouvernement des hommes” ne sont pas au bout de leurs déconvenues.
Nous avons deux enfants en résidence alternée parfaitement égalitaire, une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre ; les enfants étaient donc “à ma charge” la moitié du temps et cette “charge” me donnait droit à une “majoration de RSA“. Sauf que nous avions décidé que les “allocations familiales mensuelles” et la “prime de rentrée scolaire” pour les enfants devaient être versées à leur mère. Et ça, ça ne rentrait pas dans le programme de l’algorithme : pour lui, il fallait que la bénéficiaire des “allocations familiales” et celui du RSA soit une seule et même personne pour que les “enfants à charge” soient pris en compte dans le calcul du RSA … Ce qu’aucune loi n’a jamais prescrit.
Après des semaines de tentatives infructueuses de discussion avec ma CAF, j’ai sollicité le soutien d’une administratrice CGT qui a retrouvé l’Arrêt du Conseil d’État n° 398911 du 27/01/2017, pour un cas parfaitement similaire au mien et qui avait donné raison au “demandeur“. Mais, malgré cette évidence de mon « bon droit », il a fallu un article dans L’Huma et un frémissement de mobilisation sociale pour que ma CAF finisse par imaginer un protocole respectueux de mon droit : à chaque “déclaration de ressources trimestrielles“, je devais en informer “mon conseiller CAF” afin qu’il fasse une bidouille pour court-circuiter l’algorithme … Ils ont rectifié mon cas MAIS sans réécrire l’algorithme conformément à la jurisprudence.
C’est-à-dire que les autres allocataires du RSA dans une situation similaire, et qui ne sont pas aussi instruit-e-s de leurs droits, se font toujours arnaquer de 400€ par mois … Et on moralise sur le “non recours aux droits“.
Et si, nous aussi, nous moralisions …
Déjà, cet algorithme a un biais sexiste : il faut que les allocations familiales et le RSA majoré soit versés à une seule et même personne, la “mère isolée avec enfants” ; notre arrangement était, pour lui, parfaitement incongru avec l’ordre patriarcal qui sévit ici.
Manifestement, le respect de “l’État de droit” était de peu de poids face au “coût” d’une réécriture de l’algorithme conforme à la jurisprudence.
Avec un algorithme ; aucune place pour l’interprétation du Code : les décisions du “pouvoir exécutif” s’appliquent avec l’inéluctabilité d’une loi de la nature.
S’il faut absolument caractériser toute société par sa “technique sous-jacente“, l’algorithme est indubitablement l’instrument des régimes où le pouvoir exécutif s’exerce sans partage. Partout où il s’avance, ce sont les libertés démocratiques qui reculent.
Mon communisme est ailleurs.
Fred Bouviolle
A lire également
Quid de l’organisation révolutionnaire ?
Le conflit pour faire démocratie
Rennes, une citoyenne à la mairie