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Social, écologique et démocratique

La France est entrée, en 2023, dans une nouvelle période de crise sociale et politique. La crise a mis en évidence les contradictions sociales, écologiques et démocratiques du capitalisme néolibéral. Les mobilisations sont considérables. Le mouvement social contre la réforme des retraites se prolonge. La contestation écologique s’est radicalisée et a été violemment réprimée. Le refus de l’autoritarisme a galvanisé la jeunesse. Comment expliquer la violence des contradictions et la dureté de l’affrontement ?

A peine élu pour un deuxième mandat présidentiel, Emmanuel Macron s’est retrouvé en majorité relative à l’Assemblée nationale. Il a pensé que la réforme des retraites lui permettrait de reconstituer une majorité avec un parti, Les Républicains, qui affichait la volonté d’allonger la durée des cotisations et le report de l’âge de départ pour une retraite complète. Il avait prévu de consolider cette alliance, encore plus à droite, avec des lois contre l’immigration et contre le droit au logement. Il a sous-estimé la profondeur de la polarisation en trois courants idéologiques du champ politique entre une droite néolibérale, une nouvelle droite identitaire et nationaliste polarisée par une droite extrême et une gauche rassemblée. Cette polarisation s’est affirmée à l’échelle internationale. Elle rend difficile, en France, le dégagement d’une majorité parlementaire et accentue les dérives d’un régime présidentialiste. Elle met en évidence l’inadaptation des institutions dans une période de crise.

Le choix de la question des retraites n’était pas seulement tactique ; il correspondait à une orientation stratégique qui ne présentait pas d’urgence mais qui s’inscrit dans la longue période. Elle s’est affirmée à partir de 1981, quand le gouvernement de gauche gagne les élections et instaure la retraite à 60 ans pour concrétiser sa promesse du « temps de vivre ». Le gouvernement de gauche ne s’imagine pas alors la contradiction centrale qu’il va ouvrir. Avant 1982, la question des retraites n’est pas présente dans les mouvements sociaux. A partir de 1982, elle deviendra une question centrale et récurrente.

L’exception française est insupportable.

Si on revient sur l’histoire des mouvements sociaux en France, on est frappé par l’importance des luttes sur les retraites à partir de 1982. On compte une quinzaine de mouvements sociaux de grande ampleur qui se traduisent par des mobilisations nationales. En 1983, la marche pour l’égalité et, en 1986, la grève de la faim des sans-papiers ; et toujours en 1986 la grève étudiante contre la réforme Devaquet. Sans oublier en 1984, la seule mobilisation nationale de droite pour l’école privée. A partir de 1995, sur 9 grandes mobilisations, il y en a six contre les réformes du régime des retraites ; alors qu’il n’y en avait pas eu avant. En 1995, contre le plan Juppé de réforme des retraites ; en 2003, contre le plan Fillon de réforme du régime des retraites ; en 2010, contre le nouveau plan Fillon ; en 2018 contre le statut des cheminots ; en 2019 contre la réforme Edouard Philippe ; en 2023 la réforme actuelle. Depuis 1995, trois mouvements d’ampleur ne concernaient pas les retraites, le contrat de première embauche en 2016, voté mais officiellement abandonné par Jacques Chirac, la loi Travail dite loi El Khomry en 2016 et le mouvement des Gilets jaunes en 2018.

Il se joue donc quelque chose de fondamental sur la question des retraites. C’est l’objectif prioritaire, l’obsession de tous les gouvernements successifs depuis l’instauration de la retraite à soixante ans en 1982. Deux raisons sont avancées, l’allongement de la durée de vie rendrait impossible le financement des retraites. La concurrence internationale ne le permettrait pas et ruinerait l’économie française. Il s’en est suivi une cascade de réforme sur les retraites, et de retour en arrière sur la semaine de trente-cinq heures, qui se sont heurtées à des mobilisations sociales considérables. Les années qui ont suivi ont donné une réponse à ces craintes. L’économie française, même si elle a connu des difficultés, ne s’est pas effondrée sous le choc de la concurrence internationale ; elle a résisté pendant quarante-six ans. Le financement des retraites ne s’est pas révélé impossible malgré la réduction systématique des cotisations sociales dues par les entreprises. Par contre, la situation française est inacceptable pour le capital européen et international. Alors que la tendance est à l’augmentation du temps de travail et de l’âge de la retraite dans les autres pays. En Europe, il passe à 67 ans et il est prévu d’aller jusqu’à 70 ans. L’exception française est insupportable.

Il faut accepter l’idée que ce n’est pas une paresse particulière des salariés français qui serait en cause. Ce qui est en cause, ce n’est pas le travail, c’est surtout le travail contraint et salarié, le salariat quand il génère des profits exponentiels dans les grandes entreprises et des salaires mirobolants pour leurs dirigeants. La revendication n’est pas de travailler moins, elle est d’être moins exploité. L’évolution démographique n’oblige pas de travailler plus et n’annule pas la lutte des classes. Les retraités et même les actifs ne cherchent pas à moins travailler, ils veulent pouvoir choisir et travailler plus librement, ils aspirent à la reconnaissance de leur travail. Ils effectuent déjà, en plus de leur travail salarié, un énorme travail, socialement utile, au niveau du soin des familles et de la vie associative et collective, sans lesquels la société ne pourrait pas fonctionner, se reproduire et s’améliorer.

Le capitalisme européen et international attend des dirigeants français qu’ils ramènent leurs travailleurs à la norme commune et qu’ils arrêtent de donner un mauvais exemple en montrant qu’il est possible de réduire le temps de travail. Cette demande est devenue plus forte depuis 2007-2008 après la crise financière qui a montré l’ampleur de la crise du capitalisme et qui s’est traduit par le tournant vers un néolibéralisme austéritaire, combinant austérité et sécuritarisme. Emmanuel Macron, soucieux d’être reconnu comme un leader européen, sinon mondial, et convaincu des bienfaits du capitalisme néolibéral, est prêt à donner des gages.  

« Ce qui est en jeu c’est le corps même du travailleur. »

Cette offensive répétée pour ramener les travailleurs français à une norme acceptable par le capitalisme européen se heurte à une résistance opiniâtre. Comment comprendre l’importance de la résistance des salariés ? C’est que la mobilisation pour les retraites fait partie de la résistance contre la remise en cause de la réduction du temps de travail, elle les cristallise. Ce sont des luttes d’une grande âpreté. Denis Paillard, dans son livre « Rêve générale – Ceux d’en bas et l’émancipation »[1], cite la position récurrente de Marx sur la lutte pour la réduction du temps de travail, dont la radicalité tient au fait que ce qui est en jeu c’est le corps même du travailleur, de tout travailleur, homme, femme, enfant. Une radicalité qui n’est pas présente au même titre dans les autres luttes, par exemple celles pour l’augmentation des salaires. L’enjeu de ces luttes pour les retraites c’est l’évolution, du fait de l’évolution démographique, du partage entre capital et travail. Il s’inscrit dans la sauvegarde d’un travail socialement utile par rapport au travail exploité et dans l’aspiration des salariés à un travail qui ait du sens même dans le salariat.

Cet affrontement social a tendu les relations ; il s’est prolongé par l’incompréhension de la situation écologique. La prise de conscience de l’ampleur des enjeux sur la situation écologique s’est beaucoup renforcée notamment dans les jeunes générations. La demande d’actions et de politiques à l’échelle de tels enjeux est de plus en plus pressante. L’évolution du climat inquiète et obère l’avenir. La dégradation de la situation pour l’air, pour l’eau et pour la terre ne peut pas être combattue par des discours sans changement des politiques. La question des méga-bassines est posée régulièrement. La privatisation des réserves d’eau accentue le danger pour les nappes phréatiques. La recherche de solutions par des grands travaux non maîtrisés et privatisés s’oppose à la mobilisation et au changement de modèle de transformation porté par les mobilisations écologiques. Les avertissements se heurtent à l’indifférence officielle.

Le mouvement social écologiste a pris une grande importance. Il s’inquiète de l’inefficacité des grandes conférences et demande des interventions concrètes et des engagements politiques réels. La manifestation contre les grandes bassines a montré la convergence entre les jeunes générations, les paysans travailleurs et les mouvements associatifs. La crainte de la création de nouvelles ZAD (zones à défendre) a été agitée par le pouvoir pour justifier une politique de maintien de l’ordre agressive et violente. Le pouvoir a attaqué violemment les manifestants, prétextant la présence d’éléments violents, surestimant la présence de black-blocs et déclarant la guerre à une menace fantasmée qualifiée d’ultragauche. Ces éléments de langage traduisent la surexcitation du ministre de l’intérieur et l’ont conduit à demander la dissolution des Soulèvements de la Terre, un mouvement de convergence entre les jeunes, les paysans travailleurs et les associations.

La violence de la répression contre les manifestants et contre les écologistes contribue à radicaliser de larges secteurs de la jeunesse. L’entêtement à faire passer en force une réforme qui est rejetée, d’après des sondages récurrents par les deux-tiers des électeurs en France et par près de 90% des actifs et en utilisant une procédure qui permet d’éviter un vote de l’Assemblée nationale a été un révélateur des dérives autoritaires. La procédure est peut-être légale, mais peut-on considérer comme démocratique une procédure rejetée par les deux tiers des électeurs. En opposant la légalité à la majorité de la population, on met en grand danger les institutions et la démocratie. La colère est très forte et ne se calmera pas de sitôt. Le retrait de la réforme des retraites, dont le recul de l’âge de la retraite à 64 ans, pourrait ouvrir des perspectives pour une véritable négociation pour une réforme du système des retraites et le respect de la réduction du temps de travail. On n’évitera pas aussi le débat sur la réforme des institutions.

Le mouvement social et écologiste est aussi un mouvement démocratique. Il met en avant le refus de l’autoritarisme. Il refuse aussi le mépris. Il remet en cause la méritocratie qui cherche à relier les cadres à la classe dirigeante, la bourgeoisie financière. Le contrôle général par une classe financière omnipotente alimente l’idée d’une généralisation de la corruption et le rejet du politique. Les contradictions de la nouvelle période s’aiguisent. Des mouvements sont porteurs de radicalités nouvelles : les mouvements ouvrier et syndical, paysan, féministe, écologiste, des peuples premiers, contre le racisme et les discriminations, contre le précariat, pour les droits des migrants, pour le droit au logement. La stratégie de ces mouvements est en pleine évolution. La montée des idéologies sécuritaires et identitaires des extrêmes droites partout dans le monde traduisent, notamment, la peur de l’avenir et la résistance à ces nouvelles radicalités. L’avenir est ouvert ! La convergence des luttes sociales, écologistes, démocratiques amorce une stratégie d’émancipation.

gustave massiah

2 avril 2023


[1] Denis Paillard, Rêve Générale, ceux d’en bas et l’émancipation, Editions Syllepse, Paris, 2022

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