C’est peu de dire que la lecture du dossier « Ukraine, de la guerre à la paix ? » de Cerises d’octobre dernier nous a mis très mal à l’aise.
Certes, les points de vue ne sont pas les mêmes, entre les participants actifs que nous sommes au Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine et avec son peuple nié dans son existence même par Poutine et agressé par l’armée russe, et un journal comme Cerises se voulant un lieu de débats.
Nous comprenons donc l’option consistant à mettre de côté la définition d’une ligne politique sur la question de la guerre en Ukraine et à organiser un débat entre Bernard Dréano et Alain Bihr. Même si nous aurions préféré un débat portant par exemple sur la résistance ukrainienne et ses expressions multiformes, d’un point de vue social et écologique, féministe et autogestionnaire.
Si les différents textes d’information rédigés par Christian Mahieux, Denis Gorbach, Bernard Dréano et Alain Lacombe apportent des informations fort utiles et nécessaires pour comprendre la situation – et si nous nous retrouvons dans les contenus de ceux-ci-, il en va différemment des deux textes de présentation du débat et également de ce dernier.
Dès la présentation du débat, le malaise est présent : Cerises affiche l’ambition de « s’inscrire dans les efforts de construction d’un processus visant à la sortie du conflit ». Quel est le sens d’un tel propos, dans cette guerre asymétrique faite par un impérialisme à une « petite nation » pour reprendre les termes de Lénine et marquée par une résistance ukrainienne à la fois populaire, citoyenne, auto-organisée pour une large part ? Avons-nous oublié les résistances antifascistes dans l’Europe des années 1940, déjà critiquées en leur temps au nom du pacifisme et de la recherche d’une sortie du conflit ?
Dans cette présentation, est évoqué le « socle de la nécessaire unité d’action ».
Mais de quelle unité d’action s’agit-il ? Vise-t-elle un soutien à la résistance ukrainienne ou un arrêt du conflit qui signifierait, de fait, l’acceptation de l’écrasement de tout un peuple et de l’amputation de son territoire ?
Dans le texte qui suit (« Débattre pour construire l’unité d’action »), la question est posée de savoir si cette guerre est « la marque d’un conflit inter-impérialiste », comme si un impérialisme autre que l’impérialisme russe était à l’origine de ce conflit ! A-t-on oublié la Syrie de 2016 et, déjà, l’abandon de la résistance et de la révolution syriennes face à la dictature soutenue à bout de bras par la Russie, théorisé déjà par une partie de la gauche sous prétexte de l’existence imaginaire en Syrie d’autres impérialismes que l’impérialisme russe, ou de l’aide islamiste à une partie de la résistance ?
Dans le même texte, sont évoquées les conditions minimums de l’arrêt de la tuerie », propos extrêmement ambigu : qui tue qui, précisément ? Et quelles autres conditions sont-elles envisageables pour le peuple agressé que le retrait des troupes russes hors de toutes les frontières de l’Ukraine ?
Et dans ces deux textes, deux éléments majeurs sont passés sous silence : la nature coloniale de cette guerre menée par un impérialisme contre une « petite nation », et le droit des peuples à l’auto-détermination.
Nous ne reviendrons pas sur le débat en lui-même entre Bernard Dréano – dont nous partageons le propos – et Alain Bihr. Nous relevons cependant que ce dernier affirme un accord sur l’existence d’un soi-disant double conflit et que : « (…) de ces deux conflits, l’un
surdétermine l’autre… la poursuite de la guerre est largement alimentée… par la manière dont les puissances occidentales – États-Unis en tête – soutiennent l’Ukraine contre la nation russe » Sic !
Pourtant, la dimension inter-impérialiste est inexistante dans le déclenchement de cette guerre. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que cette guerre n’est pas mise à profit par les autres impérialismes : on le voit notamment avec un réarmement généralisé, auquel nous sommes en totale opposition, et qui n’a pas de rapport direct avec l’aide militaire – que nous soutenons comme il était juste de la soutenir dans les années 1940 – à la résistance ukrainienne.
Sur le point précis de l’existence d’un double conflit, comme sur le prétendu rôle de l’OTAN dans cette guerre, nous partageons ce qu’en disent Denis Gorbach et Christian Mahieux. Si l’OTAN est perçue – certes, à tort – comme une protection par les millions d’habitants-es des pays d’Europe centrale, baltique et orientale, pour qui l’impérialisme russe est perçu comme une menace immédiate et terrifiante, si deux pays scandinaves ont décidé de la rejoindre, c’est à l’impérialisme russe qu’on le doit, et à personne d’autre.
Pour résumer nos désaccords, le titre du débat étant « Des analyses irréconciliables ? »… de notre point de vue, le point d’interrogation devrait être supprimé !
Jean-Paul Bruckert, Bruno Della Sudda, Henri Mermé
Extrait du Manifeste de Cerises.
« Dans la situation actuelle, les urgences, pour être affrontées efficacement doivent produire des éléments de réponses qui eux, se situent dans une sphère post-capitaliste. L’éparpillement et la fragmentation des luttes à gauche les rendent relativement inopérantes : cette situation impose une certaine mise en commun des luttes.
Cela suppose la construction d’un dénominateur commun autour de la visée de transformation de la société : dépasser le système capitaliste, penser le post-capitalisme, et disputer aux forces du capital la capacité à organiser la société. Il ne s’agit pas d’un travail sans portée mais de muscler les rapports de force en donnant un sens offensif à l’action et en permettant d’inscrire les efforts de ceux qui luttent vers une autre conception de la société ».
Nous faisons le pari à Cerises de pouvoir mener des débats sur lesquels nous ne sommes pas toutes et tous d’accord. Nous voulons affronter nos dissensus. Passionnément, mais sereinement.
De toute évidence sur l’Ukraine, si le commun reste une base solide (restauration des frontières de l’Ukraine, retour des réfugiés, autodétermination des peuples) les dissensus continuent de cristalliser des positions que certains considèrent irréconciliables. Pourtant le débat fait bouger les lignes, et cela fait partie du processus pour construire l’alternative.
Donc le débat continue.
Le dessin en tête de l’article est de Katya Gritseva artiste ukrainienne
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