Est-il possible de séparer le service public et les personnels qui en assurent les missions, des droits qu’ils possèdent dans ce cadre là ? N’est-il pas indispensable d’examiner le service public à la lumière du travail des femmes et des hommes qui l’assurent ? Parce que c’est ce travail qui, finalement, réalise le service public. Parce que ce travail est en souffrance dans tous les services publics, quelles qu’en soient les organisations – publiques, associatives ou privées – les statuts ou garanties collectives des personnels. Les intervenants de cette table ronde, chacun à sa manière, le soulignent :
- la complexité du travail, quel qu’il soit, l’intelligence individuelle et collective indispensable à la bonne réalisation de l’activité, “au travail bien fait”, et la complexité de son évaluation ;
- le mépris constitué par le refus d’entendre la parole du travail réel des personnes et de prendre en considération la culture partagée des collectifs de travail et d’une profession
- si les moyens sont indissociables de la bonne réalisation de l’activité, les conditions d’exercice du métier, pouvoir agir sur les contenus et l’organisation, sont essentielles à la qualité de la prestation fournie !
- sans un rapprochement entre usagers, quels qu’ils soient, et les salariés il n’y a pas d’alternatives possibles
Dans le cas contraire, comme le souligne Pierre Schwob “on souffre d’un management classique dans la fonction publique, celui de France Télécom, qui est un dérivé du Lean Management, le New Public Management… C’est l’inverse de l’humain ce qui se passe à l’hôpital, et si à la différence de France Télécom il n’y a pas, heureusement de suicides, il y a les démissions en masse, les gens abandonnent”.
Évelyne Sire-Marin
Avec les États Généraux de la justice, ce qu’on attendait c’est que le point de vue de la justice soit au moins recueilli sinon entendu… il y a eu très peu de place pour que les personnes puissent dire ce qui leur arrivait, y compris les greffiers et les magistrats… Il y a eu une organisation pas du tout démocratique en ce sens qu’il y a eu des ateliers thématiques, les thèmes étaient fixés par la chancellerie, par exemple ce que devait être le rôle du juge, la place de la prison dans la cité, dans la justice… L’idée du gouvernement est d’aller vers une justice à l’américaine où le juge n’intervient que sur les affaires très complexes et où 90% des affaires sont des procédures sans l’intervention du ou des juges en audience…
Celui qui est accusé d’avoir commis quelque chose, s’il plaide coupable, c’est le parquet, le procureur de la république, qui est lié au gouvernement, qui proposera une peine sans débat de ce qui s’est passé pendant l’affaire… et on passe tout de suite à la peine ! Si les gens plaident d’emblée coupables, le procureur décide d’une peine, il n’y a plus vraiment besoin de juges, plus besoin d’augmenter les effectifs des magistrats.
C’est tout le contraire de ce qu’est jusqu’ici notre justice où il y a, et on y tient énormément, un débat contradictoire, qui aboutit à des questions, au fait que l’avocat des parties civile, celui de la défense, le procureur, chacun donne son avis. Et c’est le produit de tout ça qui donne un jugement et ensuite on décide de la peine. Cela peut produire des relaxes, des acquittements ou au contraire confirmer la culpabilité pour ensuite discuter de la peine.
L’idée même de l’existence d’une justice, c’est l’existence d’une institution qui va contrôler ce que fait la police. Si on prend le problème de la délinquance, quelqu’un accusé d’un meurtre ou d’un vol, soit un crime ou un délit, la police va l’interpeller, le placer en garde à vue. La personne devra répondre, dans certaines conditions elle aura droit à un avocat ; seule la police mènera l’enquête préliminaire, et elle sera uniquement menée à charge !
S’ il y a une justice, c’est uniquement parce qu’on n’est pas un état policier. Même si l’enquête policière conclut, après des investigations, que la personne est certainement coupable de ce qui lui est reproché, ce n’est pas pour autant que c’est la vérité. Il faut donner la parole à la défense, aux avocats de la personne accusée, faire des expertises.
…
Pierre Schwob
Après la pandémie on a eu un réel soutien qui s’est conclu par ce que j’appelle les états généraux de la santé, le SEGUR ; comme ceux de la justice, ils n’ont eu comme principal objectif que de confirmer la politique de destruction menée depuis dix ans. Derrière la revalorisation salariale se cache en réalité une accélération de la transformation de l’hôpital public avec une accélération du partenariat public-privé, en réalité une privatisation.
Ce qui influe sur la direction, ce sont les indicateurs qui évaluent la politique du gouvernement. Maintenant savoir si ces indicateurs jugent de la réalité du terrain, c’est une autre question, et c’est une remise en cause très claire des personnels du terrain, face à des sociétés savantes qui inventent ces indicateurs, censés représenter une vision du terrain qui n’est clairement pas la réalité.
Marianne Coudroy
Je retrouve ce que j’ai connu à l’hôpital quand la gestion des hôpitaux n’a plus été faite par des gens qui connaissaient les métiers des soignants. Auparavant, c’était des anciens médecins ou des gens qui avaient fait toute leur carrière à l’hôpital, ensuite, c’est devenu des gestionnaires qui ne connaissaient plus les métiers de la santé ou qui n’en avaient plus besoin, ils avaient un tout autre travail à faire : gérer pour qu’on soit contrôlables par d’autres moyens que ceux de notre métier, les critères de gestion dont vous avez bien parlé.
C’était même un obstacle, à la limite, de connaître le contenu de notre travail ; ça faisait obstacle à leur boulot. Il n’y avait plus que nous pour défendre le contenu de notre travail, ce qui n’avait pas toujours été le cas avec les précédents directeurs qu’on a pu connaître.
Je suis en retraite depuis presque 7 ans. En pédopsychiatrie on pouvait encore imposer de garder du temps pour échanger, réfléchir collectivement à notre travail dans des réunions de synthèse. Mais c’était du temps qu’on ne pouvait pas cocher comme efficace au sens de la gestion.
Ce temps-là est devenu tellement difficile à maintenir qu’une partie de mes anciens collègues ont quitté l’hôpital parce qu’ils ne pouvaient plus effectuer leur travail. Des gens très compétents, très attachés au SP sont partis. On avait tellement chargé la barque, qu’ils n’avaient plus que du travail administratif à faire, ils ne pouvaient plus faire leur travail, leur travail s’était vidé de son contenu.
Les mêmes considérants sont à l’œuvre dans tous les services publics, de soi-disantes rationalité ou efficacité qui ignorent la réalité de l’activité, quelle qu’elle soit. Il s’agit d’une véritable idéologie managériale, d’abord mise en place dans les entreprises, qui conduit à une taylorisation du travail, à la négation de sa réalité forcément complexe. On la retrouve dans la recherche, dans l’enseignement, dans la justice ou la santé, où s’imposent des visions et donc des organisations, issues des mêmes principes managériaux néolibéraux, qui amputent le service public de ce qu’il est réellement pour le réduire à quelques indicateurs, à des tableaux de bord et à des résultats non représentatifs de la réalité. La multiplication du recours aux consultants externes aujourd’hui constatée par les élus en est la traduction et le moyen !
Cette forme de taylorisation et de négation de la réalité du travail (au sens de réduction de sa réalité à des actes, des savoirs, des résultats définis dans des bureaux d’études ou des écoles de management) par le management a été vécu dans toutes les entreprises. Ce management est destructeur, partout, pour les salariés mais aussi pour les organisations, particulièrement dans les services publics et dans les lieux où les rapports humains sont essentiels, où la relation à l’autre ne peut être réduite à des chiffres.
Donner la parole au travail réel, c’est forcément accepter que la prescription se confronte au réel et non l’inverse, accepter que le résultat ne soit pas la succession d’actions prescrites, qu’il ne soit pas mesurable par des seuls indicateurs ignorant la complexité et la diversité d’actes et d’interventions individuels et collectifs.
Cette négation du travail réel s’accompagne de la remise en cause des statuts des salariés de la fonction publique ou des services publics, sous prétexte de garanties individuelles exorbitantes qu’ils assurent aux salariés. Mais ne sont-ils pas aussi détruits parce qu’ils reconnaissaient des droits collectifs d’intervention sur le travail et son organisation et permettent de résister à la gouvernance par les chiffres ?
Reconstruire le service public, le démocratiser, nécessite de réexaminer en quoi les statuts des salariés ont pu et pourraient être un outil de la démocratisation du service public permettant une réelle intervention des salariés sur le contenu comme sur les organisations du travail ? En examinant si les garanties qu’ils apportent à chaque salarié, si les droits qu’ils confèrent aux collectifs de travail, ne sont finalement pas aussi la condition pour donner sa place au travail réel d’exister, de sa finalité aux conditions de sa réalisation ?
Olivier Frachon
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