De tous temps, l’humanité s’est constituée autour de grands récits. Ils sont indispensables à toute socialisation. Il y a eu les mythes, la religion et pour ce qui nous intéresse les idéaux de visée révolutionnaires et émancipatrices. Mais ces récits ont failli. Il ne reste que le désarroi ou les mythes technologiques. C’est à cela que nous avons besoin de chercher à répondre sachant que ces récits ne se reconstitueront pas à l’identique, pensés et conçus hors des intéressé/es, ce qui implique qu’ils ne peuvent plus être proposés de l’extérieur, comme projets finis aux quels on adhèrerait mais comme pistes d’exploration d’un futur à construire.
Des luttes se multiplient. Les revendications sont de plus en plus vastes et importantes. Des initiatives en nombre croissant portent sur des aspirations fondamentales en matière d’égalité, de justice sociale, de sauvegarde de l’environnement, de démocratie. On le vérifie avec nombre de mouvements dits sociaux, le féminisme, l’écologie qui se lie de plus en plus à la justice sociale ainsi qu’avec nombre d’expérimentation d’une autre démocratie soit avec des coopératives soit avec la gestion de localité.
Mais pour l’instant elles restent soit chacune sur son périmètre d’intervention, soit locales et demeurent éparpillées alors qu’elles mettent toutes en cause la course au profit financier et de plus en plus nettement le capitalisme lui-même et portent toutes l’aspiration à exercer directement un pouvoir de décision effectif.
Il y a là, de fait un dénominateur commun qui devrait permettre non pas à les fondre en un seul magma mais à ce que chacune soit un pont dans la remise en cause de l’organisation actuelle de la société, la débarrassant du capitalisme. Cela implique d’explorer davantage que nous le faisons, ce que nous pouvons percevoir du post-capitalisme.
Cela me conduit à une précision concernant le capitalisme et ce qu’il englobe. Il ne se limite pas à l’exploitation du travail. Il récupère toutes les dominations (il n’a pas inventé l’exploitation, il n’est qu’à penser au servage ou à l’esclavage) et intègre la population à reproduire ces rapports comme normalité. De ce fait il ne se limite pas aux capitaliste mais englobe nos modes de vie et notre culture. Si le système dure c’est bien parce qu’il enserre nos représentations mentales et qu’il est difficile 1) de s’en apercevoir 2) de s’en affranchir. Femmes, migrants et nature en subissent de lourdes conséquences. Ainsi au lendemain de la Commune, le système représentatif comme normalité institutionnelle a été établi. Pour la première fois République et Révolution ont été posées comme antinomiques, bien plus la République instaurée aussi sous l’impulsion de monarchistes (ce qui suffit à en rendre les principes si ce n’est suspects au moins vérifiables) a été la normalité CONTRE la Révolution. La genèse des partis et des organisations est empreinte de ce modèle délégataire. Cette normalité rend invisible ou inaudible ce qui émerge profondément des exigences populaires et de tout fonctionnement fondé sur des rapports de domination.
Ainsi, tournées essentiellement vers les institutions, les forces politiques, entre sondages et pré-carrés se centrent sur ce qui est déjà acquis, aucune ne répond à des aspirations qui ont encore du mal à trouver les mots pour être formulées mais qui sont bien là. Les organisations structurées y compris syndicales se conçoivent comme dépositaires d’un savoir que ne saurait pas produire le commun des mortels et sans réponse à ces attentes. C’est plus variable selon les associations. Toujours est-il que de ce fait la notion d’organisation est connotée comme avant tout soucieuses de sa propre existence, se faire grandir devient la finalité des efforts demandés d’où chez le plus grand nombre d’individu/es la crainte d’être » récupéré/es ». La politique définie d’abord par l’héritage de sa définition par la bourgeoisie, reste corrélée au(x) pouvoir(s) bien plus qu’à la construction d’une société commune.
C’est dans ce cadre que nous avons besoin d’inscrire ce que peut faire Cerises.
D’abord un mot sur ce que Cerises n’est pas : un instrument de propagation d’idées déjà concoctée par un cénacle.
Ce que nous cherchons à faire :
Rappelons que dans tous les domaines : scientifique, artistique , la création c’est d’abord de la déviance par rapport à l’existant. C’est vrai en politique. Ce qui précède nous dit deux choses indissociables : favoriser à rendre explicite ce qui pour l’instant est exprimé mais non explicité. Pour clarifier la différence entre les deux il s’agit de favoriser la construction du vocabulaire et du concept qui rende claire, tangible une aspiration et susceptible de faire l’actualité. Ce que le mouvement féministe a su faire avec l’égalité.
Pour chercher où sont les potentiels de ruptures avec le capitalisme et au compte de ces dernières, il y a immédiatement une méthode qui nous dégage du rôle messianique des organisations qui depuis le XIXème siècle calquent leur mode de rapports avec le commun des mortels sur l’État – sa prééminence et sa verticalité. Aider à se représenter le « pas encore là » tant du point de vue des possibles que des dangers. Nourrir une redéfinition de ce qu’est la modernité en aidant à interrompre les automatismes, les réflexes sociaux et politiques. De ce point de vue, nous avons certainement besoin de mieux cerner où sont les points d’ancrage possible avec les générations plus jeunes. Nous avons fait déjà des explorations dans certains numéros notamment avec des migrants et des féministes, avec l’approche du travail, des ZAD ou le numéro 37 centré sur les jeunes mais beaucoup reste encore à explorer et voir comment mieux associer les 20-45 ans- ce qui est large- à la conception de Cerises.
Nous avons besoin d’être un lieu de rencontres, de confrontations, un levier de construction d’éléments d’une culture politique propre aux exploité.e.s et dominé.e.s. De ce point de vue, la coopérative de débats sur le site gagnerait à être mieux connue comme un moyen d’expression et de dialogue à partager. Ce qui est désigné sous le vocable « la coopérative » souligne qu’il n’y a pas d’un côté les penseurs et de l’autre les lecteurs.
J’évoquais la nécessité d’approfondir des pistes qui mènent au post-capitalisme et aux alternatives politiques . Nous ne partons pas de rien : quelque chose de profond n’a-t-il pas changé durant le mouvement contre la contre-réforme des retraites imposée autoritairement par Macron ? ce qui a bougé dans les consciences n’est-il pas durable ?
Hier les indispensables étaient les « employeurs et investisseurs », aujourd’hui ce sont les éboueurs, les raffineurs, les cheminots, les soignantes, les enseignants, les artistes… bref celles et ceux qui font la vie. La diversité des métiers et des situations ne se traduit-elle pas par un moindre émiettement des luttes ? mais au contraire par une conscience de former un ensemble ? Des exigences nouvelles sont réaffirmées : contenu et rémunération du travail, partage des richesses et reconnaissance du rôle de la personne dans la société. Un peuple conscient d’être indispensable à la société n’est-il pas en gestation ? Cela dépasse le périmètre des espaces militants pour englober des couches beaucoup plus larges et des collectifs qui ne sont pas considérés strictement dans le champ « politique ».
Le mouvement commence à mesurer que grèves et manifs ne suffisent pas et cherche un souffle nouveau en occupant des lieux symboliques du capitalisme : LVMH, ou des firmes qui visent à devenir des fonds de pension (Blackrock) privatisant la protection sociale. Ainsi un antagonisme de classes apparaît prenant la place d’un clivage gauche-droite traditionnel que le bilan des gauches des 40 dernières années a mis à mal sans espoir de retour. Parallèlement des chantiers – je reprends l’expression – d’exploration de champs post-capitalistes se développent.
L’exigence d’une vraie souveraineté populaire grandit, dans le sillage d’un niveau d’abstentions qui était déjà significatif ; l’expérience récente n’est-elle pas la goutte qui fait déborder le vase.
Nous partons du principe que ni le passage en force de Macron pour la retraite, ni l’été ne suffisent à gommer cet état d’esprit même s’il n’est que trop rarement explicité et intellectualisé. Chacun de ces « bougers » que j’évoquais antérieurement, peut devenir autant de points d’appuis pour chercher leur prolongement dans des mesures concrètes qui mettent à mal le système. Voici l’espace dans lequel Cerises peut jouer un rôle.
Restent posés trois types de questions :
- Il y a déjà des recherches de ce que pourrait être le post-capitalisme. Ces travaux sont parfois complémentaires parfois contradictoires. Il est certainement temps que Cerises y participe toujours dans son esprit de confrontation riche et détendue.
- Nous avons toujours besoin de discerner ce que souvent manifestent des aspirations sans toujours réussir à l’expliciter avec des mots. Ce qui reste inaudible tant que l’on reste dans les logiques traditionnelles. On a pu vérifier à quel point cette logique a pu conduire les politiques et souvent les syndicats à être en deçà des possibles. Par exemple se limiter à l’augmentation des salaires quand la question du financement de la retraite était posée et à faire l’impasse sur l’enjeu des dividendes et d’une conception solidaire de la société. De même les discussions montrent que d’avancer vers le passage aux actes suppose d’investir à chaque fois la question de pouvoir faire, donc des pouvoirs et DU pouvoir comme moyen d’irruption du mouvement populaire voire de l’existence d’une dualité de pouvoirs et dans les entreprises et dans les territoires. C’est le moyen de sortir la notion d’autogestion de l’abstrait. De ce point de vue nous avons un problème avec l’expression « mouvement social » qui témoigne de s’amputer de toute dimension politique non pas au sens partidaire du terme mais au sens maitrise de la société.
- Donc nous avons besoin de bénéficier d’une plus large approche conceptuelle et rédactionnelle pour dégager de l’actualité des thèmes et approches qui permettent de dépasser les limites du moment, ou des habitudes.
Cela nous pousse aussi à chercher comment bénéficier d’un plus large éventail de celles et ceux qui peuvent partager Cerises dans les espaces où ils/elles militent et enrichir notre « ligne éditoriale » de leur propre pratique. Il ne s’agit pas de se rallier à Cerises mais de l’utiliser comme un des moyens pour que les mouvements s’approprient l’élaboration des alternatives et posent par là celle de la perspective politique en devenant force d’impulsion et d’exigences. De ce double point de vue, peut-être pourrions-nous envisager que le Conseil éditorial joue un rôle plus grand par exemple en faisant un va et vient plus régulier entre les expériences militantes de chacune et chacun de ses membres et le collectif de rédaction, entre comment Cerises est reçu, des suggestions, remarques critiques et ce même collectif de rédaction. De plus il est peut-être possible qu’un dossier de Cerises devienne un point d’appui pour des militants en vue d’une réunion publique. La question est bien que nos efforts servent.
A lire également
La journée du 2 septembre
La rentrée du Conseil Éditorial
Une année… et la suite