En finir avec le « pouvoir d’achat », promouvoir le « pouvoir de vie »
Le dépassement des rapports sociaux de production capitalistes est une condition indispensable du post-capitalisme. Nécessaire mais insuffisante. Le capitalisme, par-delà ses logiques d’exploitation et d’extraction, d’oppression et de répression, repose en très grande partie sur l’incroyable plasticité conjoncturelle de ses rapports sociaux de reproduction par lesquels il assoit sa domination idéologique.
Cette colonisation de nos imaginaires se déploie le plus souvent de manière insidieuse, à l’insu de notre plein gré ou en pleine conscience. Elle imprègne au quotidien la structuration culturelle et sociale, économique et écologique, spatiale et temporelle de nos modes de vie, d’activité, d’habiter, de déplacement et de relation, pour devenir une structuration sociétale globale tellement prégnante qu’elle apparaît comme naturelle, allant de soi, sans alternative.
Cette hégémonie se décline essentiellement selon trois principes : convertir nos esprits à ses logiques systémiques de marché et de gain, de profit et d’accumulation, de production et de consommation effrénées présentées comme seules historiquement pertinentes ; divertir nos esprits, nous séduire, voire nous hypnotiser, par une société d’industrie culturelle, de spectacle permanent et de loisirs de masse, où la profusion des biens non-nécessaires masque la pénurie des bien indispensables et leur inaccessibilité entretenue, et promeut la tentation constante ; pervertir toute contestation et tentative de contre-culture, en les captant à son profit, par des réponses contraintes ou anticipée réimposant et perpétuant ses propres logiques.
Contradiction principielle du capitalisme : le vol du travail vivant par le capital ne peut jamais être total. D’abord obligé de lâcher l’indispensable à une reproduction minimale de la force du travail, le capital doit peu à peu lâcher de quoi faire de la masse croissante des travailleurs, mais aussi des privés d’emplois, des consommateurs de masse faisant tourner à plein sa machine de production de masse source de profits en masse.
Et plus il est obligé de lâcher sous la pression des luttes, du niveau croissant d’instruction et des exigences du bien-être, voire des rapports de forces politiques, plus il capte cette liberté conquise par la contrainte à l’achat, l’injonction à la consommation, et la dépendance croissante au crédit, faisant de l’endettement durable une condition sociale de la perpétuation du marché.
Mais, en l’absence d’une véritable alternative à la satisfaction des besoins et aspirations, la mobilisation des organisations syndicales et politiques en soutien des revendications légitimes ferme un cercle vicieux qui assoit et conforte toujours plus la domination du marché, obligeant chacune et chacun à « gagner sa vie » au propre et au figuré ou, autrement dit, à « perdre sa vie à la gagner ».
Or, à l’instar de l’exemple, aujourd’hui encore exceptionnel et menacé, de la Sécurité sociale pour le système de santé, on peut imaginer une autre manière d’assurer à chacune et chacun la satisfaction de l’ensemble des besoins indispensables à une vie digne et décente.
Le déploiement d’une sécurité sociale à l’éducation et à la formation, à l’alimentation, au logement, à l’énergie, à la mobilité, à la culture… répond à plusieurs objectifs impératifs :
- Celui d’une République capable enfin d’assumer et assurer les droits essentiels qu’elle proclame pour l’autonomie de chacune et chacun et l’émancipation de toutes et tous, sans quoi elle se vide de sa substance et devient perméable aux pires évolutions politiques ;
- Celui d’une démocratie de justice sociale rendant enfin accessible à toutes et tous et tout au long de leurs vies et de leurs évolutions possibles un socle partagé de haute qualité de vie ;
- Celui d’effacer la centralité du marché et l’hégémonie de la logique marchande en démarchandisant des champs considérables indispensables à nos vies, en les finançant par la valeur ajoutée d’une économie sortie de l’impératif de production de biens consommables au profit d’une satisfaction des besoins souhaitables et soutenables, et de la préservation, de réparation et de soin du vivant.
- Celui de constituer un socle de communs incontournables en tant que normes hautement qualitatifs s’imposant y compris au marché, régulant ainsi sa recherche du taux de profit par des exigences socialement partagées.
La possibilité du post-capitalisme invite à libérer nos imaginaires, démanteler les déjà-là socialement aliénants et écologiquement néfastes, de concrétiser les puissances socialement émancipatrices et écologiquement vertueuses déjà-là, ce que Henri Lefebvre appelait les « virtualités » de l’existant, pour faire advenir du jamais-vu désirable, souhaitable et soutenable. Plus que jamais, faire advenir radicalement « autre chose » induit de le faire radicalement « autrement ». Il est grand temps de réinstaurer une espérance mobilisatrice en changeant nos manières de penser et nos modes de faire. Commençons dès à présent à remplacer la défense du « pouvoir d’achat » par celui du « pouvoir de vie ».
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