En rappelant la perspective révolutionnaire de Marx « comprendre ce qui se passe pour le transformer, saisir le « vécu » pour frayer le chemin de la vie », Henri Lefebvre nous invite à ne jamais étudier le capitalisme sans en explorer les contradictions et leur impact sur nos vies quotidiennes, c’est-à-dire sur la re-production des rapports de production[2]. Ces rapports de rapports sociaux ne se concentrent pas dans l’entreprise, dans les formes d’emploi et dans les diverses formes familiales, mais se diffusent largement dans l’urbain où le travail et ses formes d’exploitation s’étendent jusque dans l’assujettissement des loisirs. Faute d’être pensées et de faire sens pour orienter les voies de l’émancipation du système, les analyses syndicales et politiques s’appauvrissent, n’éclairant qu’une face visible des oppositions existant réellement entre capital et travail, un peu celle que révèle le programme « très réformiste » du NFP. La face non éclairée, celle où règne l’appropriation de la mise au travail forcée et combinée de l’ensemble de la population, via les techniques de l’automation, n’est intégrée qu’à la marge. On en trouve quelques références à propos des travailleurs intermittents, ceux de la livraison ou ceux du spectacle. Du traitement des contradictions que cela peut induire entre les exploités pour lutter contre, et pour construire une solidarité de classe, on n’en trouve pas traces !
En pleine réflexion sur l’écriture de cet article, deux sollicitations, tout à fait en phase avec, me sont faites sur l’écran de mon téléphone.
La première c’est une pub qui me propose de commander à manger et de me faire livrer en chargeant d’abord une application. Que me propose son logiciel ? De choisir d’abord un restaurant, puis de parcourir la carte, puis de taper une commande, ensuite de payer, voilà pour mon travail. De travail il s’agit bien puisque la plateforme me fait faire de façon totalement subordonnée les taches d’une logistique de serveur à respecter impérieusement. S’engage alors un processus où d’autres humains vont intervenir dans un temps urgent : ceux qui travaillent en cuisine, puis ceux qui vont me livrer. De leurs conditions de salaires et de travail, de leurs types de contrats je ne saurai rien, de même que des risques pris pour me livrer à l’heure. Et cerise sur le gâteau, l’application me recontactera pour porter un jugement d’évaluation sur le travail accompli me faisant participer à un contrôle disciplinaire où le rapport au temps est déterminant.
La seconde provient de ma banque pour m’annoncer qu’elle s’associe avec d’autres pour ouvrir un réseau de distributeurs mutualisés permettant de produire de multiples opérations de caisse. On est là face à l’enracinement d’une rationalisation accrue d’une externalisation de l’emploi bancaire qui ne fait nullement disparaître le travail mais le redistribue pour le plus grand profit du capital sur des opérateurs-clients. Devant ces distributeurs ou devant leurs écrans chez eux ou dans la rue, ils sont de plus en plus aliénés dans un isolement qui leur interdit de fait de réfléchir pour les contester les rapports a-sociaux qui leurs sont imposés. Rencontrer un conseiller dans une agence relèvera bientôt d’une anomalie sauf pour les plus solvables (crédits immobiliers ou placements). Ce temps de travail impensé et volé s’amplifie par les multiples propositions que la banque propose dorénavant pour organiser « le temps libre des loisirs », via le partage d’autres plateformes. Les processus d’accès initiaux y sont identiques et votre « droit à la paresse » y est encadré pour vivre l’illusion qu’aucun instant ne sera inutilisé pour valoriser le cycle « travail-argent-programmation du temps-consommation-travail ».
L’expansion de la marchandisation dans tous les rapports de la vie quotidienne s’accompagne sous de multiples formes de l’expansion du vol du travail et elles fondent ensemble la suprématie aliénante du travail totalitaire. Plus de profits pour le capital et moins de revenus pour le travail et la redistribution collective, plus de temps travaillé, plus de temps marchandisé et aliéné, au final moins de moyens et de temps pour penser, combattre et imaginer des rapports quotidiens plus égalitaires et solidaires. Aucun mouvement alternatif à la survie du Capitalisme ne pourra se construire sans l’appropriation par toutes et tous d’une critique pratique des rapports multiples que nous entretenons dans la vie quotidienne.
Patrick Rozenblatt
[1] Patrick Rozenblatt, Le travail totalitaire, Éditions Syllepse, 2025.
[2] Henri Lefebvre, La survie du capitalisme, Éditions Anthropos, 1973.
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