Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Nous ne pouvons accepter une vassalité heureuse, a dit E. Macron, le 28 février 2025, à propos des relations avec les États Unis…

A l’heure où les innovations se bousculent pour rendre le travail plus attractif et pour améliorer le bien-être des salariés (télétravail, semaine des quatre jours, chiefhappinessofficers, etc.), il importe de remettre au centre des débats la question du contenu du travail, de son sens et de sa finalité. Comment élaborer et imposer une autre organisation du travail en mesure d’en finir avec la maltraitance des salariés, la manipulation des consommateurs (ou usagers) ainsi que la prédation des ressources de notre planète ?

Le travail et son organisation, loin d’être considérés comme un enjeu de société vital, relèvent de la responsabilité unilatérale des dirigeants des entreprises, sans que quiconque ne s’en offusque réellement. Le CNPF (Conseil National du Patronat français) ne s’est-il pas rebaptisé en 1998 le MEDEF (Mouvement des Entreprises de France) ? Ce qui signifie que le Patronat s’identifie désormais à l’entreprise, se confond avec elle : quand un de ses représentants parle, il s’exprime en ces mots : « Nous, les entreprises, considérons que … Nous, les entreprises, avons besoin que… ». Cette appropriation symbolique de l’entreprise et du travail s’est en quelque sorte naturalisée dans notre pays, où domine un sentiment d’impuissance et de résignation : à moins de parvenir à renverser d’emblée le modèle capitaliste et sa rationalité économique, il n’y a pas de moyen de peser sur l’organisation du travail et sa finalité.

La critique est désamorcée a priori, la capacité de toute contestation ou remise en cause a été évacuée par l’instauration du lien de subordination qui est au cœur du contrat de travail salarial. Certes, ce lien de subordination n’est pas nouveau, mais ce qui est nouveau, c’est  l’individualisation, la personnalisation de ce lien, instaurées par la modernisation managériale depuis une trentaine d’année.

En effet, le patronat, traumatisé par mai 68 (trois semaines de grève générale avec occupation d’usines) a considéré que sa seule chance de survie passait par un effacement des collectifs informels de travailleurs, qui nourrissaient des sentiments d’injustice face à un destin commun dans l’entreprise et qui ont déclenché les premières grèves spontanées de la révolte. La stratégie patronale est alors l’individualisation systématique, la personnalisation de la gestion des salariés, et de l’organisation de leur travail. L’équation « à travail égal, salaire égal » vole en éclat et cède la place à une mise en concurrence systématique des salariés entre eux (objectifs, évaluations, primes, salaires personnalisés). Plus encore, à une mise en concurrence de chacun avec lui-même, car il faut se dépasser en permanence, viser l’excellence, se révéler à soi-même en même temps qu’à sa hiérarchie. C’est la promotion de la personne, dans toute sa spécificité au détriment du professionnel. Adieu la solidarité, la volonté de coopérer, de s’entraider notamment à affronter les difficultés de travail et ses injustices.

C’est donc personnellement et dans une grande solitude que chacun ressent le lien de subordination et s’y trouve soumis. Quelle possibilité alors de s’opposer aux modalités d’organisation du travail, qui reste entièrement soumis à la logique taylorienne : les procédures, process, codifications, protocoles, méthodologies, « bonnes pratiques » concoctées par des consultants de grands cabinets internationaux, s’imposent aux professionnels de terrain en déni de leur professionnalité ? 

Les sollicitations et manipulations de la subjectivité de chacun stimulent sa volonté individuelle de s’affirmer dans le cadre d’un travail façonné, conçu par d’autres selon la rationalité de rentabilité à court terme, orchestré par des prescriptions qui ne laissent aucune place à l’autonomie. On mesure bien à quel point cette logique peut être source de souffrance, de sentiment d’impuissance. A quel point les uns et les autres se trouvent piégés, et perdus qui plus est, dans un monde du travail traversé par une politique de changement permanent qui met en obsolescence les savoirs, l’expérience et les connaissances accumulées.

Les salariés atomisés, désorientés, ravalés au rang d’apprentis à vie, verrouillés par le lien de subordination, n’ont guère d’atouts pour remettre en question l’organisation de leur travail et sa finalité. La subordination, ou en d’autres termes la vassalité, est une véritable assurance vie des dirigeants des entreprises, car sans salariés en mesure de s’opposer, de penser collectivement le travail, les organisations syndicales sont démunies et les fondements de la rationalité néo libérale assurés d’une continuité sans faille.

Danièle Linhart
Sociologue du travail
Directrice de recherche émérite au CNRS (Cresppa-gtm)

Cet article fait partie du dossier :

Horizons d'émancipation

N’abandonnons pas le travail

Nous ouvrons de nouveau la problématique du travail, salarié ou non, et celle de la place et des moyens de la démocratie dans les entreprises. ...
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