Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Le management, outil d’effacement du travail

Comment le management a transformé le travail dans une entreprise publique.

Je ne peux m’empêcher de relire mon vécu professionnel au regard des questions qui émergent aujourd’hui autour du travail, c’est-à-dire de la place qu’occupent les salariés et les collectifs de travail dans la production. Et de mettre en lien les évolutions des principes managériaux qui se sont imposés au cours de ces décennies avec les débats qui ont lieu aujourd’hui sur la désindustrialisation de la France et l’avenir de l’Europe.

La transformation « managériale » progressive que j’ai vécue à EDF, engagée dès le milieu de la décennie 80 s’est concrétisée par le démantèlement de l’entreprise, l’instauration de la concurrence et sa privatisation, archétype de la vision libertarienne de l’économie qu’illustre Quinn Slobodian[1].

Des évolutions dans l’organisation et la direction de l’entreprise qui ont progressivement déstructuré les collectifs de travail, réduit la capacité d’intervention des salariés, individualisé les situations, verticalisé le pilotage par les chiffres, avec pour conséquence la perte de sens de l’activité, au détriment de la construction collective du service public.

Pour être modernes et efficaces il fallait déployer le management par objectifs et les principes managériaux de l’école nord-américaine des années 80, généralisés depuis. Alors que nous sommes en recherche d’alternatives n’est-il pas opportun de revenir sur ce passé, en l’éclairant des travaux universitaires aujourd’hui à notre disposition et de l’expérience et des résistances vécues tout au long de ces années ?

Un travail d’autant plus nécessaire que j’ai l’intime conviction que les échecs industriels actuels – EPR de Flamanville ou déboires de Boeing aux USA – sont les conséquences de cette vision managériale qui ignore le travail vivant des humains, un travail transformé en une prestation qu’on achète et qu’on vend ignorant les conditions de sa réalisation. Or l’histoire du travail nous démontre l’inanité d’un tel point de vue !

Dès le milieu des années 80 les directions successives ont promu les principes suivants :

  • Devenir une entreprise comme une autre, c’est-à-dire performante selon les critères du marché, impliquait d’en finir avec une culture d’entreprise construite autour du service public et de la réponse aux besoins énergétiques du pays.
  • L’usager transformé en client, et substituer à l’exigence du meilleur pour tous et à l’égalité de traitement la vision libérale du consommateur, fort (ou faible) de sa puissance d’achat.
  • L’individualisation des rémunérations et des situations sous prétexte de rémunérer l’effort ! Les primes et rémunérations aux résultats mesurés individuellement par des indicateurs préalablement fixés pour chacun, ont pris le pas sur la rémunération basée sur la qualification. La part individuelle a pris une place toujours plus grande dans la rémunération, décidée par les seules directions qui échappaient aussi à l’obligation de débattre des situations individuelles et collectives au sein des instances paritaires.
  • Le pilotage par objectifs individuels et la concurrence entre les salariés qui a progressivement disloqué les collectifs de travail. Des objectifs quantitatifs qui ne pouvaient représenter ni la complexité du travail réel ni la part indépassable du travail collectif dans le travail individuel.
  • La stratégie de nomination de chefs inexpérimentés, partant du principe « qu’on a pas besoin de connaître en détail le travail pour le manager » ! Ainsi à la nomination des responsables des différentes structures, à commencer par celle des responsables d’équipe, auparavant réalisée sur la base des « savoirs métier » (ce qui contribuait à la promotion et l’évolution au sein de l’entreprise) a été substituée la nomination de managers choisis pour « des compétences managériales » mal identifiées. Affaiblissant ainsi la capacité de contestation des collectifs de travail par disparition des contraintes de l’activité dans les collectifs de direction. Un moyen de renforcer la réalité virtuelle des indicateurs au détriment de la réalité du travail !
  • Enfin la course à la réduction des coûts, préconisant « le recentrage de l’activité sur le cœur de métier », en mutualisant les autres activités, dites activités support, avant de les sous-traiter au nom du « faire-faire plutôt que faire » !

Malgré les résistances des salariés et des collectifs, malgré les mobilisations syndicales, ces principes ont fini par s’imposer !

Aujourd’hui dominants ils ont eu pour effet une transformation profonde de la structure et l’organisation de l’entreprise, une généralisation de la sous-traitance, l’éclatement des collectifs de travail et le développement de la concurrence entre les salariés. L’instauration d’une répression toujours plus grande contre toutes formes de résistances et de pensées « dissonantes » a conduit aux renoncements des salariés sous différentes formes, du désengagement à la démission et aux difficultés à recruter. N’est-il pas temps de faire le bilan et le procès de ces principes managériaux qui détruisent non seulement les services publics mais aussi l’ensemble de l’outil productif ? Et de donner le pouvoir au travail vivant ?

Olivier Frachon

[1] Quinn Slobodian Le capitalisme de l’apocalypse Seuil

Cet article fait partie du dossier :

Horizons d'émancipation

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