Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

La lutte contre les souffrances au travail : un enjeu féministe et politique

Chaque matin à 6 h, Sophie enfile sa charlotte, sa blouse blanche et ses gants avant de rejoindre la chaîne de production. Employée d’un grand groupe de l’agroalimentaire, elle travaille au contrôle et conditionnement des yaourts. Devant elle, des dizaines de pots défilent sur un tapis roulant. Elle vérifie qu’ils sont bien scellés, sans défaut, et les place par lots dans des cartons. Son geste est rapide, précis, presque automatique. Parfois, une machine s’enraye. Elle appelle le technicien ou tente un premier réglage simple. Le bruit des machines, l’odeur du lait, le chronomètre rythment ses journées. À midi, elle retire ses gants, étire ses doigts endoloris et rejoint ses collègues à la cantine, avant de reprendre jusqu’à la fin du service.

Si les souffrances au travail sont désormais visibles dans l’espace public, elles restent rarement associées aux travailleurs subalternes, et encore moins aux ouvrières non qualifiées. Pourtant, ces femmes, souvent en contrats précaires et horaires décalés, sont les plus exposées aux risques psychosociaux : manque d’autonomie, insécurité de l’emploi, travail intense, absence de reconnaissance, etc. D’après les études du ministère du Travail, 75 % d’entre elles cumulent plusieurs de ces facteurs, contre 40 % des cadres masculins. Cette invisibilisation persiste, car leurs conditions de travail sont avant tout perçues sous l’angle de la pénibilité physique, alors qu’elles subissent aussi une forte souffrance psychique.

Historiquement, la question des souffrances au travail a pourtant émergé à partir des mobilisations d’ouvrières et d’employées dès les années 1950, bien avant le « stress des cadres » des années 1990. Ces femmes dénonçaient alors les effets de la taylorisation : épuisement, problème de sommeil, maux de têtes, irritabilité, tristesse, etc. autant de symptômes proches de ce qu’on appelle aujourd’hui le burn-out. Syndicalistes et scientifiques s’engagent et mènent des études pionnières sur la “fatigue nerveuse” de ces ouvrières du textile, de la métallurgie ou des employées des PTT. Ces recherches nourrissent les luttes syndicales, notamment en mai 1968, imposant pour la première fois la question de la souffrance psychique dans l’espace public.

Mais cette visibilité est de courte durée. Discours médicaux et patronaux disqualifient ces femmes, les qualifiant de « fragiles » ou « d’hystériques », rejetant leurs souffrances sur des causes individuelles. Avec la désindustrialisation des années 1980, la santé au travail passe au second plan, éclipsée par le chômage de masse. Les syndicats poursuivent cependant leurs actions, alertant sur le burn-out des soignantes, travailleurs sociaux ou des employés, victimes d’un travail de plus en plus intense et précaire. Pourtant, c’est seulement lorsque les syndicats, notamment la CFDT et la CFE-CGC, s’emparent du stress et des suicides des cadres, particulièrement chez Renault et France Télécom, que la souffrance au travail devient un véritable problème public.

Aujourd’hui, alors que nombre de discours appellent à « redonner du sens au travail », il est essentiel de rappeler que la santé au travail est au cœur des rapports de domination. Les difficultés des ouvrières et employés restent peu politisées, freinant les prises de conscience collective. Pourtant, l’histoire montre que les syndicats, lorsqu’ils bâtissent des alliances larges (scientifiques, associations, politiques), obtiennent leurs plus grandes victoires. Face à la précarisation et à l’intensification du travail, ils restent les seuls à porter la voix des classes populaires. Agir contre les souffrances au travail est donc un enjeu à la fois féministe et populaire de premier plan. C’est également un enjeu politique car plusieurs études pointent que les inégalités face à l’emploi, la précarisation et la dégradation des conditions de travail peuvent nourrir la xénophobie et le racisme et alimenter le vote à l’extrême droite.

Rémi Ponge

Se tenir debout, Un siècle de luttes contre les souffrances au travail, Rémy Ponge
La Dispute, 2025, 260 p., 22 euros

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