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Sur la question de l’antisémitisme à gauche

Interview de Jérémy RUBENSTEIN, historien


par Anne-Rose LE VAN pour Cerises la Coopérative

 

Jérémy RUBENSTEIN : Il ne s’agit pas vraiment d’une tribune mais plutôt d’un article. Une tribune affirme quelque chose, par exemple « la France Insoumise n’est pas antisémite », avec un certain nombre de signatures qui en valident l’énoncé. On compte sur le prestige ou l’autorité des signataires pour affirmer la légitimité de la position.

Ce n’est pas la démarche adoptée par Ludivine Bantigny à l’initiative de ce texte. L’article tâche de discuter un certain nombre de phrases, qui ont été présentées comme antisémites ou perçues comme telles par des personnes juives, émises par des responsables de FI. Bantigny a refusé l’argument d’autorité et a invité à discuter ces phrases. J’ai répondu à son appel car je m’intéresse à l’histoire de l’antisémitisme et, comme citoyen, je trouve odieuse son instrumentalisation par la Macronie et l’extrême-droite.

Ceux-là lient l’identité juive à Israël, en confondant antisémitisme et antisionisme, qui sont deux choses radicalement différentes quand bien même on pourrait être à la fois antisioniste et antisémite. Macron en faisant ce lien a avalisé la sorte d’OPA qu’a réalisé l’État d’Israël en Palestine sur l’identité juive. Or ce lien est, fondamentalement, raciste : il associe un projet politique (le sionisme) a une origine (la judaïté). Adjoindre à une personne une idée du fait de son origine, c’est racialiser cette personne.

Autrement dit, par glissements sémantiques, Macron est arrivé à une forme d’antisémitisme en assimilant deux notions radicalement différentes. C’est comme s’il avait dit « les noirs pensent que la terre est plate », en fait. Ou, en tout cas, par cette assimilation, il a totalement nié l’existence d’antisionistes profondément antiracistes -dont de nombreux juifs.  

Pour ma part, je suis juif par noms et assez vaguement par culture (nous ne sommes pas du tout religieux dans la famille depuis plusieurs générations). Et il se trouve que je suis aussi sioniste. Strictement, le sionisme est l’idée selon laquelle il devrait y avoir un pays, une terre, pour le peuple juif. C’est une idée très ancrée dans le XIXème siècle européen, où l’on conçoit des nations modernes comme des projets émancipateurs, qui permettent notamment de séparer l’État de l’Église. Ainsi, le sionisme n’a rien de religieux, c’est un projet complètement laïc. Pour aller vite, il s’agit de l’idée selon laquelle un peuple persécuté dans toutes les autres nations ait sa propre terre où il puisse y être sauf. J’adhère à cette idée, je suis donc sioniste.

En revanche, je suis doublement opposé au fait que ce pays soit en Palestine. D’une part, en liant Jérusalem au projet sioniste, il y a une confusion entre le projet laïc et la ville sainte, donc le sionisme s’en trouve gravement perverti. D’autre part, après 1945, la destruction des juifs d’Europe est une catastrophe qui pèse extrêmement fortement sur les consciences, d’abord des personnes juives -dont la mémoire de cette catastrophe est la seule identité qui unie toute la judaïté dans sa diversité- puis sur l’ensemble du monde « occidental ». Après le nazisme, le projet sioniste ne peut être compris que comme une réparation au projet d’extermination. Il est donc juste et logique que ce soit le territoire allemand qui reçoive l’État sioniste. Je prône un sionisme en Allemagne qui serait grevé d’un petit territoire en réparation à l’immense crime que l’État allemand a commis sous sa gestion nazie[2]. Ainsi, le nouvel État pourrait facilement intégrer la Communauté Européenne et la question de sa sécurité serait bien moins problématique qu’au Moyen-Orient ou, du moins, pourrait s’articuler à un projet de défense militaire et non d’offensive colonial ou de poste avancé occidental dans une région stratégique.

Jérémy RUBENSTEIN : L’ampleur du massacre à Gaza est majeure. Certes, il y a d’autres conflits internationaux qui devraient nous préoccuper. Mais il se trouve que nous assistons à une forme de mise à mort d’un peuple, dont nous connaissons le détail -y compris du fait de soldats israéliens se vantant des horreurs qu’ils commettent. C’est proprement insupportable de savoir qu’un peuple est sciemment affamé, sans même parler des familles massacrées chaque jour par bombardements.

Il y a nombre de franco-palestiniens (ennes) dans la société française, et plus encore de franco-israéliens (ennes). Ce n’est évidemment pas la seule raison mais rien que du fait de cette partie de nos compatriotes, il est totalement ridicule de parler « d’importation du conflit israélo-palestinien ». Ce conflit est déjà inséré dans notre société, et ne date pas l’atroce attaque du 7 octobre. La conscience de la très grande injustice et d’une lente mort, à bas bruit, en Palestine traverse la société française. Donc, parler d’électoralisme parce qu’un parti place ce thème parmi ses priorités me semble de très mauvaise foi. De fait, en interdisant nombre de manifestations en solidarité avec la Palestine, le gouvernement a totalement pris positions sur le conflit. A Londres, les manifestations atteignent le million de personne, sans le moindre incident. A Paris, il y a des interdictions en cascade… Dans ces conditions, qui importe quoi ?

Je crois que tous les partis ont placé le thème du massacre en Palestine très centralement dans leurs campagnes. Mais chez le Macronisme ça ne se voit pas puisqu’il adopte le point de vue des Israéliens (c’est-à-dire d’un gouvernement d’extrême-droite) qui exigent que nous ne parlions pas de leur projet exterminateur. Ne pas parler d’un massacre quand celui-ci est qualifié de probable génocide par différentes instances internationales, c’est prendre parti (ou « importer le conflit » comme ils aiment à dire).

D’ailleurs, ce point de vue -israélien- était très clair dans les médias dominants quand des éditorialistes exprimaient leur racisme le plus crasse en expliquant que la vie d’un enfant palestinien ne pourrait jamais avoir autant d’importance que la vie d’un enfant israélien. Un enfant tué par les armes israélienne avant le 7 octobre (ou condamné à naître et vivre dans une prison à ciel ouvert), un enfant atrocement assassiné le 7 octobre ou un enfant massacré après le 7 octobre, ce sont toujours des enfants qui n’ont strictement rien demandé à personne. Leurs vies comptent. La vie des Palestiniens comptent.

Aussi, quand bien même il y aurait de « l’électoralisme » dans la tête de dirigeants de LFI ou d’autres, il serait tout à fait légitime de placer la Palestine au cœur de la campagne européenne. D’ailleurs, les élections européennes, en comparaison à l’enjeu sur notre humanité qui se joue en Palestine, semblent un épiphénomène.

Jérémy RUBENSTEIN : Oui, en Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn a été détruit politiquement par ce type d’accusation. Aux États-Unis, ils ont essayé cela avec Bernie Sanders, même si cela a moins pris car il est lui-même de culture juive. Ces campagnes visent à nier la culture des Juifs qui ne sont pas sionistes et à les racialiser. Macron, en assimilant Juifs et sionistes, décide de qui est un bon Juif et un mauvais Juif en associant antisémitisme et antisionisme.

Jérémy RUBENSTEIN : Il y a une deuxième tribune où le NPA est inclus (cette fois plutôt une tribune, publiée dans l’Humanité[3]). La démarche était compliquée, car finalement, ce n’est pas une tribune mais plutôt un article ouvert, une invitation à discuter des phrases qui posent problème et à les mettre en débat. C’est une démarche périlleuse, car il y aura toujours des phrases problématiques. La question n’était pas d’être exhaustif, mais de souligner l’importance de la démarche, surtout par rapport aux dénonciations vagues et sans fondement.

Par exemple, deux tribunes ont été publiées peu après notre texte. Elles ne nomment pratiquement jamais personne mais envisagent un antisémitisme très répandu à gauche, voire un vote antisémite assez massif que la FI irait chercher. Il n’y a aucune étude empirique qui puisse soutenir une telle thèse qui laisse entendre que les quartiers populaires seraient massivement acquis à la haine des juifs. Nous savons seulement que les préjugés antisémites sont bien plus fort parmi l’électorat de droite que chez celui de gauche et, bien sûr, massifs à l’extrême-droite.  

Ceci-dit, personnellement, j’avais une position un peu différente du reste du collectif car je considère que la société française est très traversée par les racismes dont l’antisémitisme. La violence du racisme envers les arabes, les noirs, les roms n’empêche pas l’antisémitisme. Considérant que c’est l’ensemble de la société qui est imprégnée de ces racismes, c’est un peu évacuer l’eau à la petite cuillère que de chercher les expressions xénophobes ou racistes. Il faut distinguer cela d’un racisme politique dont le racisme est au cœur des programmes. Et là ça devient facile de voir qui met au cœur de son programme la lutte contre le racisme et qui en supprime les financements ou qui les supprime carrément (c’est qu’a fait, par exemple, l’extrême droite arrivée au pouvoir en Argentine).

Jérémy RUBENSTEIN :Depuis que le pivot des médias est devenu l’empire Bolloré, avec un projet de rétablissement de l’identité française catholique d’antan, il y a une droitisation généralisée des médias dominants. Ces médias jouent un rôle très important dans la diffusion des racismes, et à un moment ou à un autre, la cible reviendra sur les Juifs. Le narratif central de l’extrême droite, repris par la droite moins extrême, est l’idée de « Grand Remplacement ». Et ce qu’oublient beaucoup c’est que dans la logique de ce délire, le grand remplacement est organisé par les Juifs. Dans son scénario complet, il s’agit d’un remplacement des populations blanches par des populations noires et arabes, voulu et organisé par une élite mondialisée. Cette élite mondialisée n’est autre que les juifs. Tous les promoteurs de ce fantasme ultra nocif sont clairement antisémites. Regardez qui invoquent le « grand remplacement » et vous aurez une carte assez précise d’où se trouve l’antisémitisme politique en France.

Jérémy RUBENSTEIN : Quelle que soit mon opinion sur le fonctionnement de LFI, cette calomnie est une clé pour faire taire la gauche et ouvrir les portes du pouvoir à l’extrême droite. Sans être militant d’aucun parti, dont les structures et hiérarchies me rebutent, je me situe clairement à gauche. Aussi, si on me donne l’occasion à la fois de combattre réellement l’antisémitisme et de contrer une calomnie, tout en participant au combat contre l’extrême-droite, la question de ma participation ne se pose même pas.

J’ajouterai un sentiment personnel sur Serge Klarsfeld : la démarche de Marine Le Pen vis-à-vis de la famille Klarsfeld me fait beaucoup penser à la démarcher du père Le Pen avec le cimentier Lambert, militant du Front National qui était multimillionnaire (héritier d’une cimenterie). La famille Le Pen s’est installé auprès de cet homme qui était très malade et dans les derniers mois de sa vie il a changé son testament pour faire de Jean-Marie Le Pen son légataire universel, les Le Pen ont séduit ce mourant pour hériter de sa fortune. Cela fait écho à la fille Le Pen qui a fait des approches auprès de Serge Klarsfeld jusqu’à ce que celui-ci lui offre son héritage de chasseur de nazis. C’est catastrophique.

Jérémy RUBENSTEIN : La question centrale est de comprendre les liens entre les différents racismes et de ne pas les hiérarchiser. Il faut reconnaître que l’on peut avoir des comportements et des idées racistes, sexistes, homophobes. L’ensemble de la société en est imprégné, et penser à gauche ne vous immunise pas contre les préjugés. Il est essentiel de le reconnaître pour pouvoir lutter contre ces réflexes, et cela demande des efforts, des moyens, des programmes, des financements et des formations (et beaucoup de travail pour repenser les programmes existant).

Mais il convient de distinguer les attitudes ou sentiments malsains que nous pouvons toutes et tous exprimer à un moment ou un autre d’un projet politique articulé sur le racisme. Des expressions à caractère raciste et un racisme politique sont deux choses différentes.

  Dès lors, il est assez simple de voir quels sont les projets politiques qui prennent réellement en compte les racismes et souhaitent les combattre (y compris en leurs seins), et lesquels les instrumentalisent. Macronie et LePenie expriment des racismes et instrumentalisent l’un d’entre eux, l’antisémitisme. A gauche, il faut se regarder en face (notamment en se rappelant du lourd passif du socialisme français avec le colonialisme, donc le racisme), puis poursuivre et approfondir la lutte pour l’égalité de toutes les personnes reconnues dans leurs diversités.

Texte révisé le 2 juillet 2024


[1] https://blogs.mediapart.fr/ludivine-bantigny/blog/170624/reponse-collective-une-infamie-sur-l-accusation-d-antisemitisme-portee-contre-lfi

[2] Il existe un manifeste de ce courant ultra-minoritaire du sionisme, consultable notamment ici : https://lundi.am/Manifeste-Kibboutz-In-Bavaria

[3] https://www.humanite.fr/en-debat/antisemitisme/face-aux-accusations-dantisemitisme-une-reponse-collective

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1 réflexion sur “Sur la question de l’antisémitisme à gauche”

  1. A propos de Serge Klarsfeld, le “club d’histoire” de l’UFR Lettres, Langues et Sciences humaines de l’Université d’Orléans l’avait invité à nous parler de son combat contre l’antisémitisme (en 1997 … ou 96 ? Ma mémoire hésite). C’était quelques années après l’adoption d’une nouvelle législation – que nous combattions – relativisant le “Droit du sol” où les enfants d’étrangers nés en France devaient en faire la demande à leurs 16 ans révolus pour devenir “Français”. Je lui avais demandé si, dans l’hypothèse où cette même législation avait prévalu en 1940, il aurait été possible de sauver autant d’enfants juifs ? Sa réponse fut : “Je n’ai pas compris la question.” J’ai donc reformulé la question plus précisément et il m’a à nouveau répondu : ” je n’ai pas compris la question.” Il était alors en pleine possession de ses moyens.
    Manifestement, dans son esprit, dès cette époque, tous les racismes ne relevaient pas d’un même combat.

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