Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Travailler n’est pas trimer

Souligné par Muriel, Christine Castejon sa collègue, fait entendre la différence : « travailler ce n’est pas trimer ! ». Tous les dictionnaires fréquentables disent du verbe trimer qu’il signifie travailler avec effort à une besogne terrible. Trimer, disent-ils, c’est SE donner de la peine, du mal. Trimer serait donc ce que l’on se fait à soi… Le très sérieux Centre National de Ressources Textuelles et lexicales souligne la variété des significations de trimer. Si trimer signifie d’abord marcher beaucoup et avec peine, il a un sens plus vaste, plus populaire, plus familier qui signifie travailler très durement pour assurer SA subsistance, et de citer Émile Moselly qui dans son roman Terre Lorraine écrivait en 1907 « on trimait toute sa chienne de vie pour amasser quatre sous et on n’y arrivait pas ». Vous avez dit 1907…

Première à relever le terme, Muriel souligne à quel point le refus de trimer pour accomplir la tâche prescrite au prix de la vie abîmée, écourtée, fait que c’est moins l’emploi mais le travail qui est désormais interrogé. On entend néanmoins dans ces propos rapportés, comme une acceptation de la durée en échange d’un plus grand soin des corps et des têtes. Muriel pose l’effet du tour de passe-passe qui fait du travail une « valeur » que l’idéologie dominante prescrit :« Quand on demande deux ans de plus aux personnes elles disent que c’est impossible sans une amélioration des conditions de travail. À point nommé la DARES a sorti en mars 2023 une analyse qui nous dit que 37 % des salariés des secteurs professionnels cadres et non-cadres dont 41 % de femmes ne se sentent pas capables aujourd’hui de tenir jusqu’à la retraite c’est-à-dire que c’est impossible pour eux de continuer dans ces conditions … ». 

Et Muriel de commenter : « il y a quelque chose de très grave dans cette focalisation avec une énorme valeur morale sur la valeur travail, focalisation sur la valeur travail, morale qui est une morale de l’effort qui, là aussi, invisibilise le travail. Et d’ajouter cela « empêche de travailler sur le fait que le travail peut être émancipateur » et d’ajouter encore : « la valeur travail – pour nous il faut revenir au réel- la valeur travail avec cette morale de l’effort ça vaut la peine de s’y attarder parce que cela veut dire de travailler plus longtemps, pousser les gens à travailler à des âges plus élevés dans des conditions qui sont bien plus difficiles du fait du vieillissement… ».

Muriel pose que « travailler c’est faire société ensemble, l’ignorance du travail c’est ce que nous ne pouvons plus accepter, ce sont ces situations où les personnes sont confrontées à de multiples embûches dans leur travail au quotidien, obligées de faire vite, affectées sur un poste sans accompagnement sérieux sans formation adéquate sans explication sur ce que ça va leur demander, le débrouillez-vous, ou toutes ces situations où les coopérations sont entravées, on ne permet plus à l’expérience formalisée de devenir une ressource et pour nous c’est vraiment là que se loge le mouvement de puissance de refus de travailler plus longtemps. Les conditions de travail se sont dégradées, et vraiment l’ignorance de ce que travailler et vivre veut dire, cette façon de priver les gens de ressources au quotidien, ce travail en apnée, les gens se disent ce n’est pas possible, on ne pourra pas faire ça 2 ans de plus. ».

Pour Muriel, la question n’est pas de nier la brutalisation des corps mais d’en faire le bilan de lui donner sa place pour la combattre : « multiplier les enquêtes et témoignages dans et hors situation de travail pour favoriser le développement endogène de ressources dans le travail, aux Ateliers Travail et Démocraties nous voudrions mettre en place de manière volontariste un travail en réseau impliquant largement les syndicalistes, les médecins du travail, les médecins généralistes et spécialistes, les analystes du travail pour faire avancer les recherches sur l’origine des atteintes à la santé au travail, il y a aussi le problème de sous-déclaration ou encore celui de la déclaration dans la branche maladie de pathologies qui sont de l’ordre de la branche des maladies professionnelles. ».

Trimer ? Marylène rapporte comment rude fut la tâche des enseignant.es durant la période Covid. Autrement dit, une période de souffrance « impossible à affronter » … 

« Il y a une souffrance absolument terrible dans le milieu puisque c’est une méconnaissance, une ignorance de cela. Cela a été continu par les politiques qui ont été menées, avec des périodes d’aggravation, dans la période récente, il y a déjà eue une aggravation lors de la période Covid parce que quand les  enseignant.es et les élèves se sont retrouvés en classe, il y avait la difficulté de faire classe au double sens du terme, à savoir de refaire fonctionner un collectif élève enseignant.e, parce que les élèves avaient été isolés, avaient plus ou moins selon le milieu familial été en capacité de suivre les cours par visioconférence, ils s’étaient retrouvés isolés. Les enseignant·es étaient dans la même situation pour se retrouver dans un collectif. 

Souffrance, difficultés pour les jeunes dont on sait les souffrances psychiques qui sont toujours à l’œuvre chez eux et puis difficultés aussi pour l’enseignant.e  qui ne se retrouvait plus dans son collectif, qui avait perdu ses repères, perdu ce qu’on appelle les rituels du travail, des réflexes qu’on a intériorisés et qui font partie du métier, du travail. Donc perte de rituels, une souffrance indéniable pendant cette période-là. 

(…) J’ai animé en tant que syndicaliste un stage sur les retraites. Il y avait beaucoup d’actifs et peu de retraités : sur 26 actifs, il y en a qui ont dit « mais Marylène pour moi il n’en est pas question, je démissionne, il n’est pas question que j’aille jusqu’à 64 ans ».

Sensible aux propos de Marylène, Antoine évoque lui aussi les attaques dont sont l’objet les métiers du soin. Il travaille en crèche : «…Moi j’ai pris une grosse claque : quelle considération a l’État de notre travail social de l’enfance ? Pour lui, c’est un travail qui ne rapporte pas d’argent, qui n’est pas là pour être bénéfique au capitalisme, on n’est pas considérés, on est méprisés, on n’est pas valorisés et donc ça fait aussi écho au fait qu’on ait de moins en moins de professeurs et d’instituteurs et au fait qu’on ait aussi de moins en moins de personnes qui veulent être éducateurs spécialisés, éducateurs d’aide à l’enfant, d’assistants/tes social/e etc.

Je pense qu’il faut vraiment poser la question du travail ensemble parce que c’est vraiment un point fort du travail social. Travailler ensemble, c’est une construction et il nous faut aussi retrouver ce sens-là, ce respect-là du travailleur. Quand tu es formé pour un métier et qu’on te dit qu’on n’a plus besoin de formation pour travailler là où tu veux aller, c’est aussi un peu comme si on te disait là ce que tu fais-là ne sert à rien. Et c’est là où j’ai le plus ressenti comme une attaque personnelle, ce côté je ne sers à rien. ».

Pour Muriel il n’y a pas de travail d’attention à l’humain, à la petite enfance, aux élèves ou aux adultes sans exercice de la liberté pédagogique pour les enseignant.es…

« Nous-mêmes faisons des allers-retours, entre notre conception du travail et une vision qui nous nuit et nuit à la pleine capacité du travail. Antoine disait qu’il veut garder son identité propre. La droite a une réponse : l’individualisme. Bien sûr, ce n’est pas de ça dont parle Antoine ; en fait, il parle de sa crainte de perdre les désirs qu’il veut porter, y compris dans son activité de travail, individuellement et collectivement.

Je rebondis sur un autre propos : Daniel parle de la liberté pédagogique. Mais sur ce sujet, nous avons été rattrapé∙es par le délitement des collectifs. Les enseignant∙es n’étaient plus assez fort∙es, face à la puissance des politiques publiques qui les ont enrégimenté∙es, corseté∙es, etc. Toute la richesse enseignante reste dans la pénombre. Les organisations syndicales ont tant à faire pour la défense face aux attaques que c’est difficile de repasser au niveau travail/activité, à des moments permettant de mettre en discussion ce qui est corseté dans cette liberté pédagogique, pour reconstituer des collectifs définissant les critères de qualité du travail, pour dire pourquoi il parait indispensable de préserver cette liberté pédagogique… ».

« Bien sûr il faut affronter la souffrance au travail mais comment ? »  Interroge Pierre, et de poser que même « si on a pu dire que les professions intellectuelles « trimaient » elles aussi, on n’est pas pour autant sorti de la victimisation qui, bénédiction pour le capital, tisse une image de vulnérabilité des travailleurs qui de ce fait n’osent pas bâtir dès maintenant et eux-mêmes les outils de transformation de l’entreprise donc du travail.

Pendant longtemps jusqu’au milieu des années 70 le PC et la CGT parlaient du « rôle dirigeant de la classe ouvrière parce qu’elle était directement exploitée ». On était dans la victimisation. Puis on a voulu élargir aux professions intellectuelles parce qu’elles étaient « aussi exploitées ». Dans les deux cas on est dans la victimisation qui renvoie aux intéressé/es une image de vulnérabilité d’eux/d’elles -mêmes. […]

Comment aborder autrement ? L’activité des travailleuses et des travailleurs fait vivre la société et son devenir comme l’a dit Nara. Dès lors poser la question de la finalité de l’entreprise, de l’organisation du travail et ne pas se limiter aux conditions de travail avec les CHSCT fait partie du métier. Antoine évoquait le rôle des éducateurs, ils ne font pas qu’élever des enfants, ce faisant ils participent à ce que seront les générations à venir et à comment la société se reproduit. Dès lors la souffrance au travail signale une entrave à la continuité de la société ».

Daniel revient sur la notion de victimisation, il n’y trouve pas son compte. Cette notion ne risque-t-elle pas de flouter sinon d’occulter la réalité des souffrances au travail ?

« … j’aimerais que Pierre et Muriel me convainquent tous les deux parce que je comprends quand Pierre dit qu’il faut sortir de la victimisation, pour autant à un moment donné dans le mouvement social, et précédemment, les collectifs de travailleurs, les syndicats ont posé des questions qui n’étaient pas seulement victimiser le monde du travail mais qui pointaient des possibilités de voir l’avenir différemment.  Et puis la question du management et de la souffrance au travail c’est une vraie réalité. Il y a des entreprises où il y a eu des suicides. Et on l’a vu à France Télécom, on l’a vu dans la police. Chez Renault. C’est une réalité indépendamment des politiques générales ».

Muriel lie souffrance au travail et perdurance du rapport de subordination qui régit le fonctionnement de l’entreprise : « Sur la souffrance au travail, non pas que je veuille convaincre, mais en fait ce qui me gêne c’est que la souffrance au travail, et sa forme ultime, le suicide, elle se produit quand les gens sont justement dans un empêchement ultime de ressources, c’est-à-dire qu’ils ne voient plus de choix possible, même de micro-choix, d’alternative possible, parce que l’être, tant qu’il est en activité, c’est la conception de Canguilhem de la vie, et donc de la vie au travail, c’est-à-dire qu’il est toujours capable d’inédit, de construire des choses, mais à un moment quand la personne décide de cet acte de suppression de sa vie, c’est bien qu’elle a été corsetée complètement et qu’elle a plus vu d’autre alternative possible ».

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