Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Travailler c’est faire société ensemble !

Le mouvement social pose d’une manière inédite la question du travail, parce qu’il met en évidence le lien entre le travail et l’identité de chacun-e, parce qu’émerge la conscience que travailler c’est aussi faire tenir les sociétés humaines, que le marché ne peut être l’unique déterminant de l’utilité sociale du travail. Ce qu’ont abordé les intervenant.es, discutant de la place du travail et de l’émancipation ; celle-ci passe t-elle par la réduction d’un temps de travail forcément contraint ou par la libération du travail et sa démocratisation !?

Travailler c’est faire appel à sa créativité et y mettre de soi même

Qu’entend-on par travailler, ce qui se joue sur les personnes au travail a été au cœur des échanges. Muriel est revenue sur les différentes conceptions qui prévalent dans le débat politique « en insistant sur le travail réel et ses enjeux… ce qu’il nous fait individuellement et collectivement avec toutes ses implications axiologiques, éthiques, démocratiques, écologiques. La droite focalise sur la valeur travail… sur la valeur morale du travail, avec une morale de l’effort qui invisibilise le travail au profit d’un raisonnement sur l’emploi. A gauche… on accentue beaucoup sur la pénibilité et, en accentuant sur la pénibilité, on ne permet plus de dire ce qu’il peut y avoir de développement au travail… Muriel souligne qu’on entend aussi souvent que le travail émancipateur est impossible dans le système capitaliste. « Mais ce n’est pas du tout la conception portée par les Ateliers Travail et Démocratie ; nous considérons le travail comme activité humaine, un travail qui est facteur de développement, qui permet aux personnes de dire le monde dans lequel ielles veulent vivre individuellement et collectivement. Une conception que nous voulons faire monter en puissance. »

Ce que partage Pierre, revenant sur l’usage du mot travail : « Le travail sans lien avec les travailleuses et les travailleurs n’existe pas : c’est toujours le travail de quelqu’un. En faire un objet abstrait participe des rapports d’aliénation et font des personnes qui sont au travail les appendices d’une hiérarchie qui a le pouvoir de définir le travail requis. Il y a une différence entre « travail requis » et « travail réel ». Et elle est de l’ordre de la créativité et liée au fait que toute la personnalité de la personne est engagée. Toute la personnalité parce que l’individu-e est fait-e de toutes les pratiques sociales auxquelles ielle participe et dont il entend parler. »

Ce qui conduit Antoine à s’interroger sur le lien entre son identité propre et son travail : « La notion de travail me paraît assez floue, en tout cas quand j’en parle avec les personnes de mon âge. J’ai 20 ans. J’ai bien aimé ce que vous dîtes quant à la notion d’identité. On n’arrive pas forcément à faire la distinction… Je suis en formation d’éducateur jeunes enfants et je vais maintenant me définir en tant qu’éducateur jeune enfants au-delà du travail. Je considère que la barrière est plus fine entre le travail et ce qu’on est et comment la société nous considère. Cela me fait assez peur d’être coloré par mon travail quotidien en évitant que les autres me définissent comme tel… Je n’ai pas envie d’être défini comme « éducateur jeunes enfants », j’ai envie d’être défini comme Antoine XXX qui a fait cette formation là et qui, du coup, a des appétences certaines mais qui ne peut être réduit à ce diplôme ! ».

Daniel, pour sa part, illustre comment créativité et part de soi dans l’activité des travailleuses et des travailleurs, sont essentielles à la richesse de « l’œuvre » : « Pierre a dit que le travail met en mouvement toute la personnalité du travailleur et ne peut être réduit au seul acte de travail. Pour ma part je me souviens… dans les années 80, il y avait différents mouvements pédagogiques avec une approche invitant à la réflexion et à la créativité de l’enseignant. C’était une richesse pour les élèves parce qu’il y avait un véritable foisonnement ». Ce qu’un autre exemple rappelé par Marylène vient confirmer : « Je vais témoigner d’une enseignante en biochimie de mon lycée à la retraite qui continue d’une certaine façon à exercer son travail par le bénévolat au Bénin où elle essaie de transmettre les techniques d’utilisation des outils de laboratoire. Elle dit : mon métier est une passion et je la continue d’une autre façon, pour moi et pour les autres. Il faut prendre en compte cette conception de la retraite qui n’est pas simplement maintenant je me mets en retrait de tout ».

Olivier rappelle « qu’une étude de Bruno Palier dresse un lien fort entre les évolutions du travail en France au cours des dernières décennies – accroissement des activités de services au détriment de l’industrie, systématisation de la sous-traitance, notamment dans les services aux entreprises – et la perte de l’estime de soi d’une grande partie des salariés, notamment dans les zones périurbaines et rurales. Perte de l’estime de soi, disparition des collectifs de travail, des causes qu’il identifie comme contribuant au poids croissant du RN et aux obstacles à ce que la gauche bénéficie du mouvement social actuel ».

Une dévalorisation qui est aussi la conséquence des évolutions permanentes et imposées des organisations du travail, évolutions qui ignorent et empêchent le travail réel souligne Muriel : « On voit ce délitement depuis des années avec la sous-traitance, le recours à des prestations extérieures qui complexifient les problèmes, qui complexifient le travail, affaiblissent les collectifs, brouillent les responsabilités, entravant les échanges indispensables au travail. Malgré cela les travailleurs  et travailleuses continuent de coopérer, parce que l’humain est toujours tourné vers la finalisation de son activité et vers la réalisation. Aux Ateliers nous souhaitons débattre d’une politique du travail à partir des alternatives qui surgissent au quotidien dans le travail tel qu’il se réalise. Notamment en ouvrant des espaces de confrontation sur le travail vivant pour promouvoir une démocratisation du travail ! ».

Parce que travailler c’est faire société, il faut démocratiser le travail

Et de poursuivre : « L’invisibilisation du travail c’est l’invisibilisation d’un mouvement de vie… c’est incompréhensible parce qu’on se prive très directement de ressources pour rendre le travail plus ajusté aux besoins, pour des personnes plus heureuses et une société plus juste. Travailler c’est faire société ensemble, ignorer le travail c’est ignorer des situations où les personnes sont confrontées à de multiples embûches dans leur travail au quotidien. Des savoir-faire et des compétences se perdent progressivement alors qu’ils permettraient de faire face à des choses très graves… J’ai été très frappée par ce qui s’est passé en Ukraine avec les services postaux ou ferroviaires. On a vu des gens se mobiliser et s’émanciper des normes usuelles de leurs organisations et hiérarchies, en fait se permettre beaucoup plus d’efficacité au travail, pour cheminer des colis ou pour déplacer un grand nombre de personnes. Cette vitalité a été permise par la créativité des travailleur.euses de ces secteurs qui se connaissaient bien et qui ont pu exprimer, faire valoir leurs arbitrages, montrer que confrontés au pire ils pouvaient, ils déployaient leur activité pour mieux vivre ou en l’occurrence pour vivre tout simplement ! ».

Pierre revient lui sur la souffrance au travail qui, bien réelle, ne suffit pas à caractériser l’impact du travail sur les personnes : « L’activité des travailleuses et des travailleurs fait vivre la société et son devenir… Poser la question de la finalité de l’entreprise, de l’organisation du travail et ne pas se limiter aux conditions de travail fait partie du métier. Antoine évoquait le rôle des éducateurs, ils ne font pas qu’élever des enfants, ce faisant ils participent à ce que seront les générations à venir et à comment la société se reproduit. Dès lors la souffrance au travail signale une entrave à la continuité de la société ». Ce qu’il éclaire par l’exemple de France Télécom : « Je ne nie pas la prégnance de la réalité qu’est la souffrance au travail, ni la nécessité de s’en saisir. Mais à partir de quoi affronte-t-on cette question ? A partir de l’individu-e ou à partir de la mission sociale du métier exercé ? Si je prends l’exemple des salarié/es de France Télécom, leur rôle est-il de manier des téléphones, de trier du courrier ou n’est-il pas fondamentalement de produire du rapport social et de contribuer à rendre possible la vie collective ? Dans ce second cas, ils sont indispensables à toute la société ! ».

Démocratie, autogestion, Patrick s’interroge sur les conditions et les conséquences d’un réel pouvoir donné aux salariés : « Reprendre la main sur le travail,… cela peut-il se faire sans donner au collectif de travail un véritable pouvoir d’appropriation sur la totalité du process… qu’est-ce qu’on fait ? à quoi on sert ?… Il y a quand même un certain nombre de productions… dont l’utilité sociale est extrêmement contestable… Est-ce qu’on peut penser une rupture avec le capitalisme -et le choix d’une autogestion- si on ne pense pas aussi cette question-là… Reprendre la main sur le travail, est-ce possible sans redéfinir les rapports sociaux, les emplois, le travail prescrit et réel ? »

Est-ce possible sans remettre en question la subordination des salarié-e-s à l’employeur interroge Muriel : «  le mécanisme de subordination – le fait que quand on rentre dans l’entreprise, on ne soit plus un citoyen, que l’on soit sous subordination juridique – a des effets réels de subordination dans l’activité. C’est pour cela que je reste sur la question de la politique du travail, de la démocratisation du travail. Il faut des lois pour démocratiser le travail, des lois qui empêchent de nier les valeurs dont sont porteurs les gens… J’ai l’espoir que les mouvements permettent… d’imposer une politique du travail et des lois qui fassent dire : « Quand on nie le statut anthropologique des personnes, à un moment, ça fait des dégâts ».

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