Démocratie et organisations.
Cerises et ses partenaires du réseau Se fédérer pour l’émancipation poursuivent leur réflexion sur la démocratie. Après la crise de la démocratie représentative (voir Cerises février 2019), et les conditions à créer pour un véritable exercice de la démocratie (voir Cerises avril 2019), et dans le cadre d’une nouvelle séance de travail, nous avons interrogé l’articulation entre aspirations individuelles et agir collectif. Agir collectivement suppose une culture commune. Du « déjà là » au « jamais vu », comment remettre du carburant dans le moteur des mobilisations ? Et quid alors des organisations révolutionnaires ? La crise de la politique traditionnelle, de ses organisations et des tentatives diverses en ce domaine en font une question d’actualité. Dans le dossier de ce numéro, quelques échanges lors de notre séance du 11 mai dernier. Outre, ci-dessous, Le “Je” et le “Nous”, voir aussi Le “déjà là” et le “jamais vu” et Quid de l’organisation révolutionnaire.
Démocratie et organisations ne pouvaient être convoquées pour examen sans être scrutées quant à la tension qui lie et, en même temps, oppose « Je » et «Nous ».
« Je n’ai pu dire je que grâce aux tu entendus » écrivait le professeur Jacquard et il ajoutait, « la personne que je deviens n’a pu se construire qu’en étant au foyer des regards des autres. Non seulement cette personne est alimentée par tous les apports de ceux qui m’entourent mais sa réalité essentielle est constituée par les échanges avec eux ; je suis le lien que je tisse avec les autres ».
Et justement, la nature et la qualité des liens que tissent les individus entre eux déterminent le niveau démocratique d’une société.
Comment se dégager de l’idéologie libérale du capitalisme qui fait de chaque individu un concurrent pour son semblable pour au contraire permettre à chacun d’être partie prenante du processus d‘élaboration et d’organisation de la vie ensemble, de production de commun ?
De ce point de vue Catherine Destom-Bottin, livrait sa réflexion que la séquence Gilets Jaunes n’a pas été l’éclosion d’une adhésion populaire à des mots d’ordre venu d’un « en haut » mais le mûrissement de l’expérience individuelle tel qu’il a fabriqué du nous : « Je crois que l’idée a grandi que les organisations ne peuvent plus parler au nom des intéressés mais ont à leur permettre de passer des aspirations individuelles à une aspiration collective. On peut lire ce mouvement réel avec le mouvement des Gilets Jaunes. Une partie des habitants de la France, est passé de la souffrance individuelle à la mise en commun de cette souffrance puis à la formulation commune évolutive des revendications communes de nature à soulager les souffrances individuelles. Ce passage de l’individuel au collectif, n’a de cesse tout à la fois de se chercher, et d’afficher en permanence sa volonté de ne pas céder sa parole à des représentants ».
Ce « nous » que l’on peut considérer comme une prise de pouvoir, Pierre Zarka l’interroge dans sa structuration : «Je voudrais dans un premier temps, me concentrer sur le passage de l’individuel à l’agir collectif. On pense trop que l’individu devrait abandonner une part de son Moi et l’échangerait contre l’idéal de la masse. Participer à un mouvement collectif suppose au contraire qu’il n’y ait plus de contradiction majeure entre individualité et collectivité. La parole et les actes de cette dernière donnent de la cohérence, de la légitimité et de la puissance à ce qui était primitivement individuel et donc ressenti de manière isolée, avec le sentiment d’impuissance que cela entraînait. Ainsi, le « Nous » est déjà en grande partie dans le « Moi ». Il n’y a pas abandon de quoi que ce soit dans le passage de l’un à l’autre. En fait, il n’y a pas à proprement parlé de « passage » de l’individuel au collectif, comme si cela supposait un saut. Pour que ça marche, c’est presque le parcours inverse : le NOUS révèle le MOI au grand jour. Il fait d’un désir intime une réalité sociale tangible qui permet à la fois une représentation individuelle des désirs communs et une représentation collective des désirs individuels. Nombre de participants à un mouvement disent de lui qu’il dit ce qu’ils ressentaient isolément mais ne parvenaient pas à formuler. En cela l’utopie qui va au-delà de l’horizon de l’existant, joue un rôle décisif qui donne un sens unificateur à des aspirations et approches qui ne peuvent qu’être multiples. Elle permet de se situer à la fois dans les luttes mais aussi dans la société : victime ou indispensable ? ».
Pour sa part, Catherine Samary relève que le couple “nous et je” ressortit aussi du divers des oppressions et qu’en cela il appelle à l’intelligence des conduites de lutte : « Sur la dialectique du “je” et du “nous” : il faut y insérer la compréhension de tensions et conflits y compris pour chaque individu – à multiples facettes et “appartenances”. Il est essentiel de reconnaître l’autonomie de choix des individus, selon les contextes, quant aux alliances et priorités à géométries variables. Daniel Bensaïd parlait de l’échelle mobile des territoires (après celle des salaires) ; on peut étendre la formule à une échelle mobile des oppressions, sans hiérarchie figée – ce qui ne veut pas dire que dans le contexte de fronts et luttes sur une question centrale (exemple, des enjeux concrets de racisme) on laisse dans sa poche d’autres dimensions des oppressions vécues. Mais la façon de combiner les résistances n’est pas simple et figée – et relève d’appréciations subjectives et contextualisées.
Dans la conscience des subalternes, et leur acceptation/intériorisation de l’ordre existant, il y a des “sauts” possibles, des évolutions non linéaires. Il faut incorporer dans l’analyse le surgissement des crises et expériences de luttes collectives qui bouleversent (au moins un temps) les consciences et la perception d’autres possibles : on l’a vu de tous temps dans les révolutions, ou grands mouvements de lutte, comme en 1995 ou encore dans la transformation en cours des Gilets Jaunes » .
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