Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Vallée du silicium

Quand Alain Damasio, auteur de science-fiction livre un essai critique sur le monde de la Tech, il réussit à révolutionner le genre. Nulle abstraction dans les idées, nulle sécheresse dans l’argumentation, mais un essai-fiction percutant grâce à sa puissance d’évocation, d’imagination, de poésie.  A travers 7 chroniques qui alternent balades, rencontres et portraits, l’auteur interroge les effets des IA sur nos vies, nos corps, nos rapports au monde.

Dès la première balade dans le centre de la Silicon Valley, le ton est donné « Un univers intégralement clos qui fait semblant d’être ouvert » où le rêve libertaire d’un internet décentralisé en open source n’existe plus.

Dans les rues de San Francisco le ballet vide et déprimant des voitures autonomes lui inspire cette réflexion « la matérialité du monde est devenue désormais mélancolie » : « de l’univers de la voiture, nous n’aurons même plus l’ivresse de la vitesse, cette sensation de vent chaud qui entre par la vitre baissée et vient balayer nos soucis et nos cheveux avant de ressortir en tourbillon. « Dans le métavers on pilotera des Hummer tandis que les rires de nos potes, à l’arrière, bruisseront dans le casque Oculus, merveilleusement spatialisé. Sans doute qu’ils t’offriront le souvenir du vent chaud avec des ventilateurs enkystés dans les murs. Et tu trouveras ça génial. Tellement réaliste ».

La visite de Tenderloin, quartier des sans domicile fixe l’interroge : comment une telle pauvreté est-elle possible à proximité immédiate de milliardaires ?  S’ils ne donnaient que 1% de leurs revenus, on pourrait l’éradiquer ». Pour lui, cette indifférence a plusieurs causes. Elle s’explique notamment par l’absence de liens notamment physiques, la dématérialisation qui caractérise désormais nos vies en « Digitalie ».

On touche au cœur de sa techno-critique : « Les GAFAM nous connectent mais ne nous lient pas… Elles n’ont pas tranché les liens au couteau ou à la hache… elles les ont dévitalisés ; elles les ont absentés ». « La Tech, ontologiquement, conjure l’altérité ».

Son évocation de « la perte du lien à soi » est glaçante : pour lui, notre corps physique a disparu sous l’effet de nos efforts pour échapper à cette enveloppe de chair vulnérable et mortelle, par l’hygiène, le confort, les techniques de santé ; ne reste que notre corps désaffecté : le « décorps ».   La technique nous sert de « racorps » en recâblant ce qui a été sectionné, dévitalisé ». Pourtant, tout fait symptôme du retour du corps refoulé : anorexie, obésité, jogging fitness, sports extrêmes…

Face à cette terrible réalité, l’auteur appelle de ses vœux un art de vivre avec les technologies, une faculté d’accueil et de filtre, de déconnexion assumée, pour dépasser l’addiction et la perte de contrôle de nos vies, de nos corps, de notre altérité. Une relation aux IA qui ne soit « ni brute ni soumise ».

Pour Damasio, nous n’avons pas besoin de devenir plus qu’humain : nous avons juste besoin de devenir plus humain. « Vous en appelez au transhumain ? J’en appelle au très-humain ».  A lire et faire lire sans modération !

Josiane Zarka

Vallée du silicium, Alain Damasio, Éditions Albertine/Seuil, avril 2024, 336 pages, 20 €

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