Un déjà-là invisibilisé

boy on ladder under blue sky

On plaçait les gens dans un monde occidental effondré situé en 2030, avec des inégalités territoriales, un État réduit au plus petit niveau, la sécurité bien sûr, celle du capital évidemment. On proposait alors différents scénarios de la vie quotidienne autour desquels les membres de l’atelier devaient réfléchir aux thèmes explorés pour trouver comment coopérer et créer collectivement des possibles. Par exemple : il n’y a plus de pétrole, comment organisez-vous la vie de votre ville/village ? Ou bien : un marchand d’armes s’installe sur le marché de votre village, que faites-vous ? Ou encore : il n’y a plus de vêtements à vendre, qu’est-ce qu’on fait ? Les membres devaient décrire en début d’atelier qui iels étaient devenu.es et où et comment iels vivaient en 2030. La plupart des femmes avaient d’ailleurs décidé de vivre seules, les enfants étaient traités comme des personnes à part entière et le quotidien était rempli de débats et de réflexions politiques sur fond de sobriété difficile mais sans retour à l’âge de pierre.  C’était très joyeux ! La dernière partie consistait à imaginer comment on passait de ces possibles mondes post capitalistes à ce que nous vivions maintenant. C’était la partie la plus difficile, parce que ce n’est pas le monde post capitaliste qui fait peur mais bien la réalité de celui que nous vivons actuellement qui ne laisse aucune place à d’autres récits, There is no alternative parait-il. Et puis le covid est arrivé, et en Occident on a alors vu  que le capitalisme ne tenait que sur la performance de son récit et il ira, croyons le, jusqu’au bout de son projet. Et le néo fascisme s’est installé avec l’aide d’un capitalisme totalement compatible, mais ça on le savait déjà. Le scénario d’effondrement qu’on proposait était déjà là. Alors on a arrêté les ateliers. La fiction avait rejoint la réalité. Trop fort. C’était déjà là. Urgence alors à mettre en œuvre ces scénarios enviables en faisant avec la situation actuelle, celle d’un capitalisme en cours d’effondrement (prière de ne pas les déranger). Trouver un autre « déjà là » aussi puissant que le récit qu’il impose et les imaginaires qu’il a colonisés.

Qu’avons-nous comme conquis sociaux et politiques suffisamment forts pour nous animer et sortir en temps réel du « Ni déni ni zombie » ? Comment vivre ces vies de femmes que nous avions imaginées, faire de la  coopération, ne pas avoir peur de l’autre, laisser les enfants apprendre et s’émanciper sans menace de chômage ou de violence sociale et policière ? Comment partager nos vêtements, fabriquer autrement, autre chose, se déplacer différemment, créer de l’intelligence collective  sans le vivre comme une souffrance et un repli sur soi ?

C’est Bernard Friot qui m’a donné la clé. Un « déjà là » impensé ou plutôt invisibilisé, montré même comme un problème abyssal : la sécurité sociale ! Et ses branches solidaires, rentables, équitables, pensées par et pour ses bénéficiaires lors de sa création par le Conseil National de la Résistance en 1944. Un salaire à vie pour un monde post capitaliste où l’on se défait de la merde qu’il produit et notamment d’un marché de l’emploi factice, d’une fausse méritocratie, de discriminations qui produisent des colères non pas à régler mais à traiter à coup de LBD. Le capitalisme et sa police tuent. Un salaire à vie et de nouvelles branches de la sécu qui incluraient le logement, l’alimentation et la culture, pour faire émerger les coopérations en tout genre et vivre décemment la vie qui nous va tout en la pensant dans une vision collective et intersectionnelle. Et si ce « déjà là » de la sécurité sociale existe, il doit en exister d’autres, camouflés sous l’inversionnisme ambiant, euphémisés et moqués pour leur manque de faisabilité, étouffés  sous des laves de haine, empêchés parce que justement déjà là ! Soyons donc très attentifs à ce que nous produisons collectivement, tout est à portée de main, de bulletin de vote, de ZAD, de collectifs en lutte. Et comme dans les « déjà là » il y a les mots. Employons les bons. Ceci est un Génocide.

Partager sur :         
Retour en haut