Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Se sentir légitimes parce qu’expérimenté.es

par Laurie Fontaine

Se sentir légitimes pour décider… Cette phrase résonne d’autant plus que c’est sans doute ce qui nous manque souvent collectivement dans nos luttes.

Je suis enseignante dans un collège relevant de l’éducation prioritaire. C’est la période de l’attribution aux établissements des dotations horaires pour la rentrée prochaine, avec son lot fréquent de tensions mais aussi parfois de pressions exercées par les hiérarchies. Dans nos discussions dans les salles des profs, il y a consensus sur l’idée de défendre le service public. Mais concrètement, même si nos luttes aboutissent à quelques petites avancées, il y a régulièrement ce désagréable sentiment de perte de sens et de résignation. Combien d’entre nous pensent que ce n’est pas la peine de se mobiliser pour plus de moyens, que nous n’avons pas de poids, que l’on ne peut que subir des décisions budgétaires émanant de Bercy et sur lesquelles nous n’avons pas de prise ? Cette résignation apprise dont parle de Lagasnerie[1] dans son dernier livre est puissante parce qu’elle nous infantilise. Nous subissons la dégradation de nos conditions de travail et nous nous retrouvons souvent à avoir l’impression de dépenser une énergie folle à « lutter contre » sans garantie de succès. Si le collectif existe toujours, il semble fragilisé. Le détricotage des services publics est une réalité concrète.

Mettre les mots justes, nommer les choses

Pas de baguette magique pour y remédier. Mais quelques idées, quelques pistes. La première serait de mettre des mots. Mettre les mots justes, nommer les choses. Cela semble évident mais ne l’est pas tant que ça finalement. Par exemple, quand on parle d’établissements en éducation prioritaire, on parle d’élèves issu.es de quartiers populaires. La réalité du quartier dans lequel vivent la plupart de mes élèves, c’est que c’est un quartier pauvre. Autre exemple : quand, dans un établissement scolaire, on minimise les faits de violence et qu’on y met le mot de bienveillance, c’est ne pas voir qu’en réalité il s’agit d’impunité. Ou encore, derrière la neutralité qu’on impose aux fonctionnaires aujourd’hui se cache surtout une injonction à ne pas remettre en cause un ordre établi, bourgeois, qui se rejoue à l’intérieur-même de l’école de la République. Mettre les mots justes permet déjà un peu de lutter contre cette injonction à être « positif.ves » si révélatrice d’une école qui se libéralise : positiver pour ne pas dire ce qui se rejoue en termes de reproduction voire de renforcement des inégalités. Or, pour agir sur les choses, il faut savoir de quoi on parle. Et la réalité, aujourd’hui encore, c’est que comme le dit Jean-Paul Delahaye, un inspecteur général de l’Éducation Nationale, « l’école n’est pas faite pour les pauvres ».

La deuxième piste serait de retrouver du temps. Nos collectifs publics sont énormément fragilisés en grande partie parce que les temps de rencontre et de réflexion sont trop rares. Comment redonner du sens à nos quotidiens professionnels, à ce que nous faisons avec nos élèves – question qui se transpose facilement dans tous les services publics malheureusement – si nous n’avons pas le temps de réfléchir, à la fois seul.es et ensemble ? Mais comment trouver ou retrouver ce temps ? En commençant pas refuser tout ce qui ne fait pas partie de nos missions, tout ce qui nous semble vidé de sens, toutes ces réunions non obligatoires mais aussi souvent non préparées et qui ne mènent à rien. Dire non. Se détacher de toutes les lourdeurs administratives pour le plus souvent possible choisir l’option de l’auto-organisation dans laquelle nous gagnons du temps mais qui nous demande de faire confiance à notre propre expertise de terrain. Accepter de sortir de la concurrence dans laquelle nous nous sommes laissé.es enfermer : ne plus entrer dans la course aux projets. Considérer que faire cours et prendre le temps de réfléchir à ce qu’est un enseignement démocratique et égalitaire, mettre en œuvre les conditions d’une émancipation individuelle et collective de nos élèves, c’est ça notre métier. Pas assurer la com d’un catalogue de projets culturels. On n’est pas des promoteurs de l’événementiel. Ce n’est pas méprisant pour les acteur.rices de l’événementiel, c’est juste que ce n’est pas notre métier. Un autre moyen collectif que nous essayons de mettre en œuvre dans certains de nos établissements pour nous réapproprier du temps et renforcer nos collectifs : utiliser un outil issu de l’éducation populaire, les enquêtes de conscientisation. Sur le principe des enquêtes ouvrières de Marx, il s’agit de s’appuyer sur les témoignages et les analyses des personnels d’un établissement pour tenter de se (re)donner collectivement des moyens d’agir. Pour que chaque collectif enseignant adapte ses réponses au contexte de son établissement. C’est petit à petit regagner en confiance, se responsabiliser plutôt que de se culpabiliser puisque la responsabilisation mène à l’action quand la culpabilité provoque l’immobilisme, se sentir légitimes parce qu’expérimenté.es. Et permettre à d’autres de s’autoriser à faire de même.

Laurie Fontaine, enseignante en collège, Snep-Fsu


[1]    Sortir de notre impuissance politique, Geoffroy de Lagasnerie voir le Délicieux de Cerises

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