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On se bat, on se barre

Assemblée générale des coopérateurs de Smart

Suite du débat du dossier de Cerises n°32.

Dé-subordonner le travail pour lui redonner son éclat

Dans ce dossier (On se bat, on se barre!) Pierre Zarka pointe avec justesse les tensions qui traversent notre société en évoquant les difficultés que rencontrent les avocats et les chirurgiens à exercer leurs professions. Ces deux exemples sont intéressants à plus d’un titre. Le premier est qu’il concerne des catégories socioprofessionnelles très longtemps considérées comme privilégiées et donc à l’abri de toutes difficultés liées à l’exercice de leurs professions. La deuxième raison est qu’il s’agit de deux domaines d’activité (la santé et le droit) qui relèvent de l’intérêt général donc à priori en dehors de l’emprise d’un capitalisme marchand à l’affût du meilleur profit financier. Enfin, le troisième motif d’intérêt est que l’expression du malaise qui traverse ces deux professions porte sur le sentiment d’empêchement du travail lui-même.

Ces deux exemples nous offrent une version condensée d’une crise de la société salariale qui s’est généralisée au-delà même de l’emploi subordonné. Le brouillage des frontières qui permettait de différencier le travail salarié du travail indépendant ne cesse d’augmenter au point de questionner le fondement de cette distinction : l’existence d’un lien de subordination juridique exercé sur celui qui accomplit un travail par celui qui contrôle son exécution. Lorsqu’un conseiller en communication de crise, président de sa propre société par action simplifiée unipersonnelle (SASU) se rend chez un client à bord d’un véhicule de tourisme avec chauffeur (VTC) conduit par une personne relevant du statut de micro-entrepreneur, il y a lieu de s’interroger sur le bien-fondé des critères permettant de distinguer ceux qui ont accès à une protection sociale étendue de ceux qui peuvent s’en passer. Dans notre exemple, le plus protégé est le conseiller en communication de crise qui étant donné son statut de dirigeant de SASU bénéficie des avantages du régime général de sécurité sociale identique à celle d’une personne salariée (à l’exception des droits aux chômage) alors que le chauffeur de voiture de tourisme devra se contenter d’une moindre protection sociale en tant que travailleur indépendant.

L’interview de Frédéric ancien cadre commercial qui, à 51 ans, se questionne sur le sens de se déplacer chaque semaine en TGV ou en avion pour se rendre au siège de son entreprise et envisage de créer sa propre activité dans le domaine de la restauration, illustre une tendance qui semble se répandre : prendre la tangente pour retrouver un peu de liberté quitte à renoncer à la sécurité d’un emploi stable, qui dans la réalité est devenu de plus en plus incertain. Cet attrait pour les bifurcations de parcours professionnel est souvent valorisé dans les médias au point de dissimuler des souffrances dues à des situations de travail et d’emploi difficiles qui en sont très souvent l’élément déclencheur. D’un autre côté, nous pouvons considérer que, quelle qu’en soit la cause, la quête d’autonomie dans et du travail est une conséquence heureuse lorsqu’elle participe à l’émancipation des individus face au rôle que chacun aspire à jouer dans la construction d’un monde meilleur. Encore faut-il, comme nous y invite Cornélius Castoriadis ne pas tomber dans le piège qui consiste à croire que l’autonomie entendue comme capacité à se donner à soi-même les lois qui gouvernent la pratique, puisse s’épanouir en dehors toute considération collective. Bénédicte Goussault et Patrick Vassallo tentent de décrypter ce phénomène de bifurcation en s’appuyant sur huit témoignages de personnes qui ont quitté l’entreprise pour une autre vie. Nous y découvrons des récits qui illustrent des aspirations que l’actuelle crise sanitaire aurait amplifiées : le désir de se réapproprier l’utilité directe de son travail quitte à accepter un déclassement eu égard aux catégories socioprofessionnelles classiques, ou encore se rapprocher à tous les sens du terme du lieu de travail en optant pour une vie plus « simple » loin des grandes villes.

Le développement de la coopérative Smart qui regroupe plus de 50 000 membres actifs dans 8 pays d’Europe est une autre illustration de ce désir croissant d’autonomie du et au travail (en tête de cet article, une photo de l’Assemblée générale de SMART). À l’origine de cette organisation née en Belgique en 1998, une idée maîtresse qui consiste à offrir à des artistes un outil d’administration commun leur permettant de déclarer leurs activités économiques et de jouir en retour d’une protection sociale en tant que salarié de Smart. Le développement d’une plateforme de gestion en ligne permettant de simplifier l’exécution de tous les actes d’administration d’une activité économique (établissement d’un bon de commande, d’une facture, d’une cession de droit d’auteur, d’un contrat de travail, d’un bulletin de paie…) attire de nombreux travailleurs ‘freelance’ qui bien au-delà du secteur créatif voient dans Smart la possibilité d’accéder à des droits sociaux sans devoir renoncer au désir de liberté qui fonde l’engagement de chacun dans la réalisation d’une activité autonome. Le projet de transformation sociale que porte Smart croise très vite celui qui en France correspond au mouvement des Coopératives d’Activités et d’Emploi (CAE) qui se déploie durant la même période. L’ambition européenne de Smart se veut une réponse par le bas à un projet d’Europe sociale qui peine à s’imposer par le haut.

Sandrino Graceffa

Acteur de l’économie sociale en France et en Belgique

Voir aussi la réaction de Karl Ghazi sur le site :

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