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Mal-être salarial, syndical et politique

Le mouvement important de démissions constaté aux Etats-Unis et sa réplique, plus modeste, en France font l’objet de plusieurs contributions dans le numéro de Janvier de Cerises. Ces démissions constituent-elles un mouvement de fond, durable ou un phénomène circonstanciel lié à la pandémie ? Sont-elles un point d’appui pour la reconstruction d’un rapport des forces plus favorable au monde du travail ? Faut-il critiquer cette « fuite » vers autre chose qui serait une démarche individuelle en contradiction avec les constructions collectives indispensables à de véritables renversements ?

Il est, bien sûr, tentant de chercher des motifs d’espérer dans une situation nationale et mondiale qui n’en comporte pas beaucoup.

Mais ce mouvement est d’abord la conséquence d’une dégradation continue des conditions de travail (au sens large), de la disparition des perspectives d’amélioration à court terme, ou de transformations profondes, à plus long terme.

Le mouvement ouvrier ne s’est pas remis de la double faillite de ses deux grands vecteurs d’espoir, communiste ou social-démocrate. Et le mouvement syndical n’en est pas sorti indemne, lui qui est confronté de surcroît et depuis près de quarante ans, au chômage de masse, à la désindustrialisation et à la fragmentation des collectifs de travail, qu’elle soit géographique (démultiplication des lieux de travail dans une même entreprise) ou statutaire (fragmentation des formes de la relation de travail).

Ces évolutions du monde du travail n’ont pas seulement affaibli numériquement les syndicats de travailleur.se.s ; elles ont, également, remis en question leurs méthodes d’action dont l’efficacité s’est émoussée au fil des décennies : les grèves (moins nombreuses) et la négociation collective sont de plus en plus décalées de la réalité de la chaîne de valeur.

Il est compréhensible, dans ces conditions, de rechercher individuellement des solutions que l’action collective ne permet plus d’obtenir ou d’espérer. L’individualisation des relations de travail a été rendue possible non seulement par la volonté patronale, mais aussi par l’acceptation d’une partie importante des salarié.e.s : acceptation des systèmes d’augmentation individuelle ou d’intéressement devant l’échec des organisations syndicales à obtenir des augmentations collectives, celle d’une dérèglementation des horaires collectifs au bénéfice d’avantages individuels etc.

La négligence des organisations de salarié.e.s pour la question de la démocratie au travail, l’absence de prise en compte (ou la prise en compte tardive, incomplète, très récente ou abandonnée) des questions féministes, antiracistes ou écologiques ont aussi constitué des facteurs supplémentaires de cet affaiblissement.

Le mal-être au travail n’est pas une nouveauté : tout le monde se souvient des images poignantes de cette ouvrière de Wonder en larmes qui ne voulait pas « remettre les pieds dans la taule » à l’issue des grèves de 1968. Ce mal-être s’est fortement aggravé ces dernières décennies, du fait de l’affaiblissement des syndicats, qui a permis d’accroître au quotidien la pression managériale sur toutes les catégories. Mais, au-delà de la dégradation des conditions quotidiennes de travail, c’est la disparition des perspectives de transformation ou même d’amélioration qui pousse, sans doute, de plus en plus de personnes à chercher individuellement des solutions.

On ne peut certainement pas le leur reprocher. Et, même si ces mouvements restent limités (je connais, pour ma part, plus de travailleur.se.s qui cumulent deux emplois pourris à temps plein pour essayer de joindre les deux bouts, que de personnes qui quittent leur travail pour tenter autre chose), s’il s’avérait que ce mouvement n’était que ponctuel, il resterait néanmoins révélateur de la faiblesse historique dans laquelle nous nous trouvons.

Il n’existe pas de recette miracle ou univoque pour surmonter cette faiblesse : que ce soit sur le plan politique ou syndical, elle nécessite des expérimentations et des collaborations nouvelles pour répondre aux enjeux d’aujourd’hui : comment reconstituer, dans le monde du travail, des consciences collectives et des outils de combat efficaces ? Sans être le seul et unique enjeu, l’articulation travail et démocratie est l’une des questions centrales aujourd’hui, à la fois pour les perspectives qu’elle trace et pour les moyens d’action qu’elle offre pour les atteindre.

Karl Ghazi, syndicaliste CGT

Voir aussi sur ce site l’article de Sandrine Graceffa :
Dé-subordonner le travail pour lui redonner son éclat
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