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Tunisie : une interview de Kamel Jendoubi

Publiée par l’Humanité




Ancien ministre (2015-2016), défenseur des droits de l’homme, Kamel Jendoubi revient sur le retournement institutionnel provoqué par Kaïs Saïed le 25 juillet dernier. Selon lui, la motivation centrale en est le rétablissement de l’Etat. L’homme politique se dit optimiste sur la capacité de la Tunisie à préserver sa jeune démocratie.


L’Humanité :

Kaïs Saïed donne une lecture populiste et conservatrice de la Constitution dont il est le garant : refus de l’égalité homme-femme, refus d’abolir la peine de mort, condamnation de l’homosexualité, soumission des libertés individuelles au conformisme ambiant, dites-vous dans une récente interview accordée à la revue Hérodote. C’est cet homme-là qui concentre aujourd’hui tous les pouvoirs. Quelle est votre réaction ?

Kamel Jendoubi :

Oui, c’est précisément cet homme-là. Quand on lit cela, on ne peut qu’être inquiet et je le suis. Je l’ai dit, je l’ai écrit. L’homme est ainsi. Encore plus problématique : on ne sait pas vraiment ce qu’il pense. Mis à part quelques données que l’on a pu retenir lors de sa campagne électorale, on ne connaît pas son identité politique. De plus, sa communication est réduite au minimum. Pas de porte-parole, pas de conférence de presse ; on vit les choses au rythme des pages Facebook de la présidence.


L’Humanité :

Vous dites également de l’UGTT, acteur déterminant, qu’elle est affaiblie. Pensez-vous que le syndicat est en mesure de faire pression sur le chef de l’Etat pour un retour rapide à une situation normale au plan institutionnel ?

Kamel Jendoubi :

Indéniablement, même affaiblie, l’UGTT continue d’être un acteur très important en Tunisie. Le syndicat a toujours manié les deux dimensions, syndicale et politique qu’elle qualifie de nationale. Quand celle-ci devient problématique, face à des dangers ou à des dérives, l’UGTT s’octroie un droit, historique d’ailleurs depuis la lutte pour l’indépendance, de participer à relever les défis, à affronter les obstacles. C’est la principale organisation civile, forte de plus de 500 000 adhérents, elle a capitalisé une considération importante. Les Tunisiens sont susceptibles de répondre à ses appels. Le syndicat a un rôle d’arbitre autour d’enjeux décisifs, comme ce fut le cas en 2011 et encore en 2014 lors du Dialogue national. Etant donné son hostilité aux partis, Kaïs Saïed a tout intérêt, pendant cette période, à avoir l’UGTT à ses côtés. Les inquiétudes de cette dernière devant l’absence d’un gouvernement et d’une feuille de route se justifient par les urgences économiques, sociales, budgétaires, sanitaires, et pas seulement en raison de la concentration de tous les pouvoirs aux mains du Président.


L’Humanité :

Le chef de l’État travaille visiblement à renforcer ses liens avec la société civile. Cherche-t-il à consolider sa légitimité ?

Kamel Jendoubi :

Rappelons d’abord qu’il est légitime. Il a été élu à plus de 70%, soit près de trois millions d’électeurs en 2019, le taux de participation étant de 56,80 %. Disons qu’il est plus précisément à la recherche d’alliés, de soutiens. C’est un président qui ne dispose pas de relais, peu de partis le soutiennent. Et il n’a jamais cessé de dire que les formations politiques étaient vouées à disparaître d’ici dix à vingt ans. Dans cet esprit, son premier souci est donc d’éviter un isolement. Il a par ailleurs une conception singulière du fonctionnement institutionnel. Kaïs Saïed ne s’en cache pas, il penche pour un renversement du système actuel. Selon lui, le pouvoir se doit de puiser ses sources à la base. J’ai eu à l’interroger à ce propos. Il parle de comités locaux, puis régionaux, il parle de possibilité de remise en cause des mandats électifs lorsque les élus ne donnent pas satisfaction. En résumé, il fait la part des choses entre la légitimité nationale, celle du président et celle des élus locaux. Entre les deux, les Assemblées intermédiaires sont élues indirectement. Un mélange de kadafisme et de soviets en somme. Reconnaissons que ce n’est pas très clair, mais les grandes lignes sont là. On commence d’ailleurs à parler de troisième République. La recherche d’alliés n’est pas sans lien avec cette conception. Avant de se porter candidat, l’expert en droit constitutionnel qu’est Kaïs Saïed affirmait également que les mots d’ordre inscrits sur les murs dictaient déjà la Constitution et que le projet de société et les programmes viendront des Tunisiens organisés en comités locaux.


“LE PROJET D’ENNAHDA ETAIT D’ASSIEGER L’ETAT ET DE LE SOUMETTRE A SON PROPRE AGENDA

L’Humanité :

S’agissant de l’islamisme politique, vous dites que la position à adopter implique un choix entre l’éradication dans la violence et l’intégration pacifique dans le champ politique. Dans quel cas de figure se trouve aujourd’hui la Tunisie, que faut-il faire ?

Kamel Jendoubi :

On a connu l’option de l’éradication sous Ben Ali, et même sous Bourguiba. Le premier a organisé un coup d’Etat médical en novembre 1987 alors que le second avait décidé de pendre les principaux dirigeants du mouvement islamiste un mois avant. S’en est suivie une politique répressive absolument terrible. Le choix de l’éradication est en échec. On n’élimine pas un mouvement politique qui a plus de quarante ans d’existence. Et qui plus est dans un environnement où l’Islam représente une sorte de source d’inspiration, pas uniquement pour les islamistes, mais aussi pour les pouvoirs en place qui n’hésitent pas à instrumentaliser la religion. Reste à définir des conditions d’intégration pacifique. Celle-ci peut être conflictuelle, permettre la confrontation des idées et les débats. Notre pays a connu trois élections majeures ces dix dernières années. Aujourd’hui, les Tunisiens ont majoritairement compris que l’islamisme n’est pas porteur d’un projet de modernité qui répond à leurs aspirations. L’expérience prouve que même si les islamistes ont le pouvoir pendant dix ans, qu’ils essaient de perdurer par tous les moyens, y compris illégaux et illégitimes, rien n’est définitivement joué. L’espace de liberté qui a été ouvert aura permis d’apporter des réponses, de montrer ce qu’il faut désormais faire pour affronter pacifiquement ces menaces.


L’Humanité :

Ennahda a-t-elle été à fond dans les manœuvres visant à assiéger l’Etat que vous évoquez ?

Kamel Jendoubi :

Oui, je pense qu’elle a même épuisé ces manœuvres. Le projet d’Ennahda c’est, précisément, d’assiéger l’Etat et de le soumettre par tous les moyens à son propre agenda. S’il y a un sens à donner à ce qui s’est passé le 25 juillet, ce n’est pas tant, une deuxième révolution, la rectification du processus démocratique, mais plutôt le rétablissement de l’Etat. C’est à ce titre que Kaïs Saïed a agi. Je pense qu’il est avant tout soucieux du rapport des Tunisiens à l’Etat, c’est-à-dire à l’Ecole, au Travail, aux hôpitaux, aux routes, pas seulement à l’armée et à la police. La lutte contre la corruption, thème très important dans sa campagne, répond à cette attente de rétablissement de l’autorité de l’Etat. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, il a réussi à convaincre l’armée, mais aussi les services sécuritaires, pourtant infiltrés par Ennahda.


L’Humanité :

Êtes-vous optimiste pour les jours qui restent avant le délai de trente jours fixé par la Constitution pour un retour à la normale ?

Kamel Jendoubi :

J’avoue être inquiet concernant le court terme. Je n’en reste pas moins optimiste par rapport au moyen et long terme. J’ai une conviction : sans pour autant être une exception, la Tunisie a les éléments fondamentalement structurels pour concilier la démocratie avec la société dans un pays arabe et musulman. L’environnement est certes hostile, il faut le reconnaître, avec une culture très imprégnée des valeurs conservatrices et religieuses. Mais l’espoir demeure permis.

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